Mi-septembre 2023, Leica a célébré les cinquante ans de l’installation de son usine de Famalicão au Portugal. Entre les différentes cérémonies, nous avons pu échanger avec le Dr Andreas Kaufmann, actionnaire majoritaire et président du conseil de surveillance de Leica Camera AG. À cette occasion, nous avons pu discuter de leur implantation au Portugal, la concurrence du smartphone ou encore de la santé financière de Leica.
Pouvez-vous nous parler de l’histoire de l’implantation de Leica en dehors de l’Allemagne ?
Ernst Leitz avait déjà commencé en 1894 à se lancer dans la distribution, en créant des sociétés en Angleterre, en Russie, plus tard au Japon, etc. Ce type d’implantation internationale est ensuite revenu après la Seconde Guerre mondiale.
En 1951, Leica a ouvert une usine au Canada qui existe toujours aujourd’hui, mais nous l’avons revendu en 1990. En parallèle, nous avons eu deux sites de production plus petits en Allemagne.
Et pourquoi avoir choisi de vous installer au Portugal ?
À la fin des années 60, l’industrie japonaise des appareils photo a fait un grand pas en avant et les Japonais disposaient de structures bien meilleures que celle des Allemands en termes de coûts de production. La décision a donc été prise d’aller s’installer partiellement à l’étranger. Et c’est ce qui a motivé notre départ pour le Portugal.
Le Portugal a toujours eu de grandes usines dans les environs, en particulier dans le nord, pour la mécanique, la production de montres, le textile, ce qu’ils font encore aujourd’hui d’ailleurs. C’est ainsi que le Portugal est devenu une sorte de plaque tournante pour notre préproduction, dont la majeure partie est réalisée ici de nos jours.
Et le Portugal a toujours été votre premier choix ?
Au début, en 1973, il y avait trois pays à départager : La République d’Irlande, je ne sais pas pourquoi elle figurait sur la liste car à l’époque, il y avait essentiellement des producteurs de moutons et de vaches. Puis, nous nous sommes intéressé à la Tunisie, à cause de leur industrie textile, et enfin le Portugal, qui a fini par remporter les suffrages. De nombreuses entreprises allemandes ont des usines dans la région qui font travailler 6 000 à 7 000 personnes.
Mais cette usine n’est pas vraiment connue du grand public.
Oh, elle est connue parce que 95% de notre production d’optique de sport (jumelles et lunettes pour fusil) est faite au Portugal.
D’accord, mais quid de la photographie ?
Avec la photo, c’est différent. Pour les appareils photo ou les optiques, comme je vous l’ai dit, l’usine n’est impliquée que dans la préproduction. Il y a encore un travail plus fin, plus précis qui est réalisé en Allemagne. Comme la production de lentilles asphériques. C’est plus technique.
Et les usines de Wetzlar et du Portugal vous suffisent ? Peut-être verrons-nous un jour une autre usine Leica en Europe ?
Nous allons développer un peu plus Wetzlar, nous venons même d’y ouvrir une nouvelle usine pour produire des verres de lunettes avec notre filiale Leica EyeCare. Et c’est probablement l’usine la plus moderne au monde dans ce segment.
Elle est principalement automatisée, de sorte que si l’opticien passe sa commande en ligne, celle-ci est immédiatement prise en compte dans le processus de production. Avec toutes les données, elle est traitée et expédiée le lendemain.
Sinon, de temps en temps, on vient me voir pour me dire que l’on pourrait ouvrir des usines en République tchèque, ou en Roumanie. Certains même m’ont déjà parlé de délocaliser en Chine. Nous n’avons pas besoin d’ouvrir des usines ailleurs, notre entreprise fonctionne parfaitement avec notre système actuel.
Le président de Sigma était présent lors des cérémonies au Portugal. Jusqu’où allez-vous dans l’alliance L maintenant, et quel est le bénéfice pour Leica ?
Nous sommes amis avec Kazuto Yamaki. Nous avons commencé à discuter en 2016, je crois. C’est à cette époque que Sigma s’est lancé dans le secteur des objectifs cinéma. De notre côté, nous possédons une société appelée Leitz Cine, qui fabrique des objectifs pour le cinéma. Et nous avons pu alors partager notre expérience. Et depuis nous travaillons ensemble sur plusieurs projets.
Jusqu’où peut aller cette amitié ?
Ils ont une grande usine au Japon et nous travaillons ensemble sur certains produits.
Est-il possible de savoir lesquels ?
Non, non.
Comment analysez-vous le marché des appareils photo aujourd’hui ?
Le marché des appareils photo est en pleine croissance pour nous. (Il sort son smartphone) parce que c’est aussi un appareil photo.
Certes, mais comment se concentrer sur le marché des appareils photo « traditionnels » dans ce cas ?
Nous ne l’avons jamais fait, nous n’avons jamais différencié les appareils « classiques » des smartphones. (Il ressort son smartphone) c’est le Kodak Instamatic. C’est un appareil photo grand public. Et la seule chose, c’est qu’auparavant, seules quelques personnes possédaient un Kodak Instamatic.
Aujourd’hui, tout le monde a un téléphone, ce qui signifie que pour nous tout le monde est photographe. Et je pense que c’est une excellente chose. Peut-être que certains de nos soi-disant concurrents – que nous ne considérons pas comme des concurrents – n’ont pas compris cela.
Depuis 2007, nous travaillons sur ce secteur. Et on ne parlait pas encore de smartphone à l’époque. Nous voulions comprendre et anticiper. Quand le premier iPhone est arrivé en 2007, il était très clair pour nous qu’il s’agissait en fait d’un appareil photo grand public.
Leica est toujours synonyme de luxe pour de nombreux amateurs de photo, mais la concurrence fabrique de nouveaux appareils photo toujours plus chers. Craignez-vous pour votre position sur le marché ?
Nous avons un dicton simple : qui a besoin d’un Sony doit acheter un Sony. Hormis nos produits, ce qui nous distingue surtout, ce n’est pas le prix. Nous avons une configuration totalement différente, car nous assurons notre propre distribution et la plupart de nos ventes au détail.
Avez-vous essayé de trouver un magasin Sony dans le monde entier ? C’est compliqué… Alors que de notre côté, entre nous et nos magasins partenaires, il existe plus de 90 Leica stores dans le monde. L’impact est énorme, car vous parlez directement avec le client. Et nous assurons alors notre distribution dans le monde entier.
Enfin, nous sommes peut-être aidés pour des destinations un peu spéciales comme le Groenland… Et nous opérons comme cela depuis 2005, puis avec l’ouverture des premiers Leica stores dès 2006. Nous avons compris la pertinence de la relation client et du commerce de détail grâce à notre partenariat avec Hermès. L’ancien directeur marketing d’Hermès a travaillé avec nous pendant deux ans et demi pour nous apprendre ce qu’est le commerce de détail. D’habitude, l’industrie de l’appareil photo ne fait pas cela.
Quelles étaient vos relations avec Hermès à cette époque ?
Hermès était au capital de Leica jusqu’en 2006, avant que nous rachetions leurs parts. Le problème avec l’industrie dite du luxe, c’est qu’elle ne comprend pas la technologie.
Si vous regardez LVMH, le textile, le cuir, les produits sont excellents, le marketing est excellent, mais la technologie ? C’est un monde qui leur échappe.
Par contre, ce qu’ils savent très bien faire, c’est comment s’adresser au client. C’est ce qu’on appelle la distribution sélective. Vous devez être en mesure de contrôler votre marque et c’est ce que nous avons appris avec Hermès.
Et vous êtes les seuls à le faire dans le monde de la photo ?
Nous sommes les seuls, oui. Fujifilm a parfois essayé de créer un magasin Fuji. Mais, je n’ai vu cela qu’au Japon. Et vous ne pourrez peut-être pas copier la recette Leica parce que nous avons commencé très tôt.
Dans le monde de la technologie on trouve toutefois Apple et ses stores ouverts depuis 2001.
Les Apple Stores sont bien différents. Les Apple Store sont vraiment destinés aux produits de production de masse et c’est tout à fait normal. Leica traite de produits un peu différents. Avoir une chaîne de magasins spécialisés n’est pas si difficile. Mais faire cela correctement et de manière pérenne est plus ardue. Nous essayons toujours de proposer des produits plus originaux, pour se différencier.
Par exemple, dans certains magasins, nous proposons désormais des montres Leica. Et lorsque les gens nous demandent pourquoi nous proposons des montres ? C’est très simple. C’est de la mécanique fine.
(Il se saisit de son Leica M11) ici, dans le télémètre, si je compte bien, je pense que nous avons 127 ou 128 petites pièces, rien que dans un seul élément. Nous produisons des produits avec une mécanique de précision et un jour, nous nous sommes dit que nous pourrions envisager des produits requérant un niveau de technicité similaire. Aujourd’hui, avec un partenaire installé en Forêt-Noire, nous produisons 700 montres par an.
Considérez-vous l’intelligence artificielle comme une concurrente ?
Non. Nous avons recours à l’IA depuis 2019. Cette année-là, nous avons présenté un appareil photo appelé M10 ASC (pour l’American Society of Cinematographers dont je suis un membre associé). Nous avons développé alors un système d’IA pour le Leica M10 avec deux modes – et il ne s’agit pas de filtres.
Il s’agit d’un système qui vous permet, lorsque vous l’activez depuis le menu, de passer en mode cinéma classique ou en mode cinéma contemporain. Ensuite, le capteur peut interpréter le flux de données pour adapter certains paramètres. Pour ce boîtier, nous avons eu recours à plusieurs technologies IA, dont du machine learning. Nous n’en avons produit que 300 exemplaires. Nous considérons que l’IA permet beaucoup d’évolutions dans le monde de la photo, c’est une forme d’amélioration.
Mais d’un autre côté, nous travaillons avec des sociétés comme Adobe et Nikon sur un système qui nous permet d’estampiller chaque photo lorsqu’elle est prise, de manière que l’on puisse distingue le travail de la machine de celui de l’humain.
Que représente l’apport du traitement numérique de l’image chez Leica ?
Avec Leica, nous disons toujours qu’il faut comprendre les lois de la physique, comment capturer la lumière. Et il y a environ 10, 12, 14 règles. Si vous ne comprenez pas cela, vous devrez beaucoup plus compenser avec le logiciel. Et nous utilisons des soutiens logiciels depuis 1994 pour optimiser les photos.
En interne, nous avons l’habitude de dire que 60 % de notre temps est consacré à la capture de la lumière et que 40 % est consacré à ce que vous faites ensuite. L’essentiel d’une photo est qu’elle ait l’air d’être en 3D, bien qu’elle soit en 2D.
Leica se porte très bien dans les années 2020. Qu’en est-il de l’année 2023, marquée par le lancement du Q3 ?
C’est la meilleure année de l’histoire de Leica. Comme l’a mentionné notre PDG (Matthias Harsch, ndlr), les trois dernières années après le Covid ont été des années records, chaque année surpassant la précédente. Cette année, notre chiffre d’affaires dépassera les 500 millions d’euros.
Et ce qui est important, c’est qu’en tant que petit producteur, ce sont les bénéfices avant intérêts et impôts, car notre département de recherche et de développement compte 180 personnes, ce qui est énorme dans ce secteur, et nous devons donc gagner pas mal d’argent pour pouvoir aller de l’avant.
Et pour vous, quel est l’événement le plus marquant depuis votre arrivée chez Leica ?
Oh, c’est difficile à dire. Mais je parle souvent du confinement de mars 2020. Lorsque vous êtes assis dans votre bureau avec la direction et que vous apprenez que 90 % du chiffre d’affaires a disparu, ce qui était le cas en mars, vous commencez soudain à vous dire « oh mon Dieu » !
Mais si je devais répondre de manière positive, je dirais que c’était en fait le 9 septembre 2009, lorsque nous avons présenté immédiatement trois nouveaux systèmes de caméras.
Le système S, l’appareil photo plein format M9 et le X1 (notre appareil APS-C). Trois systèmes lancés le même jour, développés en seulement trois ans entre 2006 à 2009, c’était une étape très importante pour nous et pour moi.
Quel est votre appareil Leica préféré ?
Lorsque je vais à la plage, j’utilise toujours le Leica X-U (type 113), l’appareil photo sous-marin. Nous n’en avons produit que 3 000 ou 4 000 exemplaires. Il était basé sur le système X, à capteur APS-C, et il était étanche jusqu’à, officiellement jusqu’à 15 mètres, mais nous l’avons testé jusqu’à 23 mètres environ. C’est l’appareil photo le plus polyvalent et le plus robuste que je possède. Mais nous ne le produisons plus, nous l’avons arrêté en 2017.
Vous avez aussi un Leica M11 avec vous.
Oui, quand je sors le soir, c’est vraiment un Leica M que je prends. Avec un objectif ouvrant à f/1,4 ou f/1,2. Je pense que c’est la meilleure combinaison pour photographier dans des conditions de lumière naturelle. J’utilise alors un M11 avec l’objectif standard 50 mm. J’aime bien parce que 50 mm, c’est très équilibré.
Que pensez-vous du retour de l’analogique ?
Nous sommes plutôt satisfaits parce que nous sommes encore les seuls à pouvoir produire des appareils argentiques. Dans nos usines, vous pouvez encore voir de vieilles machines dédiées aux appareils argentiques en fonctionnement. Mais en 2015, on a pensé à tout jeter parce qu’on ne produisait plus que 500 boîtiers argentiques par an. Mais il y a eu un beau rebond depuis et, en 2023, nous allons produire près de 5 000 appareils analogiques M6 et MP.
Et combien d’appareils photo en tout ?
Dans la gamme numérique M, je pense que c’est 11 ou 12 000 par an. Comme il s’agit d’un appareil photo à prix élevé, il n’est pas très judicieux d’opter pour une production plus importante.
Mais je dirais que nous apprécions beaucoup le retour de l’analogique. Et nous en ferons plus. Les éléments clé sont le développement et la gestion des laboratoires. C’est la partie la plus délicate. Et nous nous penchons sur la question.
Enfin, Leica a-t-il un rôle à jouer en cette période de changement climatique ?
Eh bien, c’est très simple. Lorsque vous regardez le système M, vous pouvez utiliser tous les objectifs depuis 1954. Rarement une monture aura duré aussi longtemps. En général, on ne jette pas un objectif M puisqu’il qu’il est possible de le réparer. D’autre part, nos sites de production, de Wetzlar et qui ont été ouverts il y a 49 ans, sont 30 à 35 % plus performants que la norme verte.
Un appareil photo que l’on continue d’utiliser après 10 ans est probablement la meilleure solution. Le seul problème, avec le numérique, c’est le capteur. En 2014, nous voulions produire un appareil photo dont la durée de vie garantie était de 100 ans. Nous nous sommes alors penchés sur la technologie. Nous avons réalisé des tests en laboratoires qui se sont avérés peu concluants.
Le problème, c’est l’électronique. S’il existait un système automatisé sur rail qui nous permettrait de changer facilement le capteur de chaque appareil sans changer le boîtier, cela rendrait notre industrie plus durable.
Merci au Dr Andreas Kaufmann d’avoir répondu à nos questions. Nous tenons également à remercier l’équipe Leica France pour cette interview.
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