Interview Sigma au Salon de la Photo 2024 : « Nos objectifs en monture RF sont un vrai succès »

L’année 2024 s’avère prolifique pour Sigma. L’opticien japonais a dévoilé plusieurs objectifs lumineux (et parfois atypiques) en monture E et L, et décline plusieurs de ses objectifs en monture RF. Autant d’éléments que nous avons décryptés avec Foucauld Prové, Directeur Général chez Sigma France. Il revient avec nous sur l’état du marché et détaille les perspectives d’avenir pour l’opticien japonais.

Place à l’interview.

Quel est l’état d’esprit de Sigma à l’ouverture de cette édition 2024 du Salon de la Photo ?

Nous sommes dans un état d’esprit extrêmement positif, car nous avons de très belles sorties de produits depuis le début de l’année, avec le Sigma 24-70 mm f/2,8 DG DN Art de 2e génération et le Sigma 28-45 mm f/1,8 DG DN Art – le 1er zoom full frame à ouverture f/1,8 de l’histoire.

D’ailleurs, nous revenons du salon IBC 2024, où nous avons présenté un prototype d’une version Ciné de cet objectif, et qui a rencontré un franc succès. Nous avons également le Sigma 28-105 mm f/2,8 DG DN Art, qui vient d’arriver.

Sans oublier la monture RF qui se débloque tout doucement avec l’arrivée des premiers objectifs RF-S : le Sigma 18-50 mm f/2,8 DC DN Contemporary en juillet et le Sigma 10-18 mm f/2,8 DC DN Contemporary en septembre.

Ces deux objectifs ont rencontré un vrai succès commercial, pas juste un succès d’estime. Tout cela explique que notre état d’esprit est extrêmement positif.

Justement, comment s’est construit le partenariat avec Canon pour la monture RF ? Et comment fonctionne-t-il ? Est-ce Canon qui est venu vers Sigma, ou l’inverse ?

Malheureusement, je n’ai pas beaucoup d’infos sur les détails des discussions qui se passent au Japon. Mais je pense que c’est davantage nous qui sommes allés vers Canon. Au fil des discussions et de la maturité de Canon vis-à-vis de leur plan d’ouverture de la monture, la monture RF s’ouvre petit à petit aux fabricants « tiers » d’objectifs.

Est-ce Canon qui décide des objectifs qui sont déclinés en monture RF au cas par cas ?

D’après ce que je sais – et ce que j’ai lu d’interviews des managers de Canon, M. Tokura notamment – la monture est ouverte à partir du moment où les premiers accords sont passés. Après, il y a peut-être un calendrier, dont nous n’avons pas la connaissance. 

Mais pour l’instant, l’ouverture de la monture RF ne se fait que sur l’APS-C ?

En effet, elle ne concerne que l’APS-C pour l’instant. Mais tous les objectifs APS-C (DC DN) de la gamme vont être déclinés d’ici le mois de janvier 2025. De même, nos 4 focales fixes [16, 23, 30 et 56 mm, NDLR ] vont arriver d’ici le mois de janvier.

Comment les objectifs Sigma en monture RF ont-ils été accueillis ?

L’accueil a été très positif. On le sait, chez Canon, la gamme RF-S est composée de boîtiers très entrée de gamme mais aussi de boîtiers experts. Et il n’y a pas d’optique « experts » en RF-S chez Canon. Ainsi, lorsque nous proposons aux utilisateurs d’un EOS R7 un 10-18 mm f/2,8 DC DN ou un 18-50 mm f/2,8 DC DN avec une belle fabrication made in Japan, le succès est immédiat.

Au-delà, Sigma présente pour la 1e fois le Sigma 28-45 mm f/1,8 DG DN Art, le Sigma 28-105 mm f/2,8 DG DN Art ainsi que le Sigma 24-70 mm f/2,8 DG DN Art II. Quels sont les premiers retours des revendeurs ou des utilisateurs ?

Le Sigma 24-70 mm f/2,8 DG DN Art II connaît le même succès que la première génération. Il n’y a pas eu de creux du tout dans la commercialisation, et nous en sommes extrêmement contents.

Le Sigma 28-45 mm f/1,8 DG DN Art a reçu un accueil très favorable, mais nous sommes conscients qu’il s’agit d’un produit très élitiste, dont la cible est beaucoup moins large qu’un 24-70 mm. Il vise surtout les photographes en reportage, avec un besoin extrême de luminosité – ainsi que les vidéastes.

Quant au Sigma 28-105 mm f/2,8 DG DN Art, nous sommes assez surpris parce qu’on a des réactions extrêmement positives. Par exemple, ce sont des photographes de concert ou de mariage, qui se disent qu’ils n’ont plus besoin d’emporter le 70-200 mm parce qu’à 105 mm, en rognant dans l’image, on peut obtenir le cadrage d’un téléobjectif.

De même, les vidéastes l’apprécient beaucoup : les 24-105 mm f/4 étaient déjà leurs objectifs préférés. En leur offrant la possibilité de descendre à f/2,8, forcément, l’intérêt pour ce produit est bien présent.

À ce propos, on observe une évolution assez intéressante, avec l’arrivée d’optiques « hybrides », pensées à la fois pour la photo et pour la vidéo. Sigma a-t-il l’intention de s’inscrire dans cette tendance ?

Tout à fait. D’autant que nous avons été parmi les premiers à ajouter une bague de diaphragme décliquable sur nos objectifs – tant sur les zooms que sur les focales fixes. En faisant cela, nous nous adressons directement aux vidéastes. Là, nous allons encore plus loin en présentant l’objectif Sigma 28-45 mm T2.0 Autofocus Cine. 

Nous tenons vraiment à nous adresser à tous ceux qui font à la fois de la photo et de la vidéo, ainsi qu’aux vidéastes sur les tournages mono-opérateurs (pour des toutes petites productions). Nous pensons également à ceux qui voudront le coupler à un système de follow focus.

Le marché est-il suffisamment important pour qu’il soit intéressant pour Sigma de créer une optique aussi spécifique ?

Je vais reprendre les propos de mon président, M. Kazuto Yamaki. Sigma, étant une entreprise indépendante en termes capitalistiques, peut se permettre de développer des objectifs qui ne vont pas rencontrer une cible gigantesque, mais qui seront un symbole, et un élément qui permet à la marque d’adresser un message à ses utilisateurs. Nous ne sommes pas là que pour vendre de gros volumes de produits – mais également pour répondre à des besoins plus spécifiques.

Kazuto Yamaki, PDG de Sigma, lors du CP+ 2024 au Japon

Nous n’allons pas forcément gagner des milliards avec ce produit, mais nous savons que c’est important pour les photographes et les vidéastes d’avoir toutes les options possibles. Ainsi, chez Sigma, nous pouvons nous permettre ce genre de choses.

L’exemple le plus frappant de cela vient des deux objectifs que nous avons lancés l’année dernière, le Sigma 14 mm f/1,4 DG DN Art et le Sigma 15 mm f/1,4 Diagonal Fisheye : ce sont des produits différents, mais au gabarit quasiment identique. Et ce sont surtout des objectifs de niche pour l’astrophotographie. Parce que notre président a décidé que Sigma serait la marque qui allait répondre aux besoins des astrophotographes, nous pouvons aller vers ce type de propositions.

Vous évoquiez justement les Sigma 14 mm f/1,4 DG DN Art et Sigma 15 mm f/1,4 Diagonal Fisheye : la demande d’objectifs atypiques est-elle en croissance ?

Tout à fait. Je pense que cet aspect est lié à l’avancée technologique des appareils photo : l’astrophotographie devient beaucoup plus facile à pratiquer par rapport à l’époque de l’argentique, et même du reflex.

Moi-même, j’ai pratiqué l’astrophoto cet été dans les Pyrénées, avec mon boîtier et mon Sigma 10-18 mm f/1,8 DC DN Art, et j’ai essayé de capturer la Voie lactée. Cette pratique devient extrêmement facile, y compris pour le commun des mortels.

Donc oui, la demande en optiques atypiques se développe. Et puis on voit aussi l’évolution du marché photo, qui s’oriente de plus en plus vers un marché d’amateurs experts. Et ce type d’utilisateurs peut avoir des envies plus particulières : c’est à ce type de demande que nous allons répondre avec ce genre d’objectifs.

Au début de cette année, on a vu arriver le Sigma 500 mm f/5,6 DG DN OS Sports, qui vient bousculer le marché des focales fixes à longue portée pour le sport et l’animalier : quels sont les objectifs de la marque avec cette optique ? 

Avec cette optique, notre but est de faire une démonstration technologique, puisque l’on arrive, avec des techniques de moulage de verre et de polissage de verre « classiques », à obtenir un objectif qui est aussi compact et léger qu’un objectif d’une marque concurrente, qui est équipé d’une lentille de Fresnel [le Nikon Z 600 mm f/6,3 VR S, NDLR].

Je vais sans doute être un peu moins objectif, mais je dirais que nous savons qu’une optique équipée d’une lentille de Fresnel est moins piquée qu’une optique traditionnelle : c’est dû à la technologie. Ainsi, notre but était d’obtenir la même compacité, la même réduction du poids, mais en employant des lentilles traditionnelles.

Schéma optique du Sigma 500 mm f/5,6 DG DN OS Sports

Nous avons donc pu obtenir une optique plus piquée, plus performante en termes de qualité d’image. Nous avons aussi rajouté le nouveau moteur HLA ultra rapide. Pour l’avoir testé cet été, c’est vraiment impressionnant.

Notre objectif est également de répondre à la demande des utilisateurs de boîtiers hybrides, qui désirent profiter d’optiques plus compactes et légères.

Avec cet objectif, Sigma entend-il bousculer l’ordre établi et concurrencer les focales fixes à longue portée – qui coûtent habituellement plus de 10 000 € ?

Un point est à garder à l’esprit. Sigma a une position extrêmement forte sur les objectifs dédiés à la photo animalière depuis au moins une quinzaine d’années, avec des zooms 120-400 mm, 150-500 mm, puis 150-600 mm, en gamme Sport, Contemporary, pour reflex et hybrides. Sans oublier les super-zooms 60-600 mm.

Nous avons donc une certaine crédibilité dans le milieu de la photo animalière. Déjà à l’époque des reflex, nous avions sorti un objectif Sigma 500 mm f/4 DG OS HSM Sports. Il avait a l’époque connu un énorme succès, les chiffres ont été extrêmement impressionnants.

Avec ce nouveau Sigma 500 mm f/5,6 DG DN OS Sports, nous répondons aux besoins exprimés par les amateurs et les experts, avec un objectif beaucoup plus compact et léger, pensé pour les hybrides.

Cela nous fait penser au zoom 100-300 mm f/2,8 proposé par une autre marque : Sigma pourrait-il un jour proposer un objectif similaire ?

Sigma est une entreprise qui a été fondée par un ingénieur. Aujourd’hui, la majorité des employés du siège social sont des ingénieurs, et donc aucune porte n’est fermée.

Quant à savoir quels produits vont arriver dans l’avenir, c’est très difficile de vous répondre. Mais nous avons eu un zoom Sigma 120-300 mm f/2,8 DG OS HSM au catalogue pendant de nombreuses années, avec plusieurs versions entre 2008 et 2022. Donc, aucune porte n’est fermée à ce niveau-là.

On a récemment vu arriver deux objectifs 28-105 mm et 24-105 mm, tous deux ouvrant à f/2,8, l’un Sigma, l’autre chez une marque concurrente. Comment expliquer cette similarité ?

Vouloir faire ce rapprochement, c’est faire un raccourci un peu facile et c’est mettre de côté tout le travail des ingénieurs dont je parlais à l’instant. Parce qu’une optique, ça ne se développe pas en six mois !

Cela veut probablement dire que chez Sigma comme chez Canon, les analystes observent le marché et tirent les mêmes conclusions. Évidemment, le produit fini n’est pas tout à fait le même. Le produit Canon est vraiment plus orienté vidéo, il fait la mise au point en interne, il est un peu plus encombrant, il est un peu plus lourd.

Le produit Sigma est vraiment pensé pour les deux utilisations [photo et vidéo, NDLR], tout en restant en dessous du kilogramme. 1 kg, c’était en gros le poids d’un 24-70 mm à l’époque du reflex. Cette contrainte a conduit à ce que la maîtrise du poids soit inscrite dans le cahier des charges. C’est probablement pour cela que la focale la plus courte est à 28 mm et pas à 24 mm, d’ailleurs.

Je pense qu’il est donc plus polyvalent en termes d’usages, par rapport à une autre marque qui vise davantage à équiper ses boîtiers vidéo.

En tant que constructeur d’optiques tierces, comment voyez-vous les dynamiques du marché à la fois en photo et en vidéo ?

Les années post-Covid ont été extrêmement positives pour tout le marché. Les consommateurs avaient du budget disponible, puisqu’ils dépensaient beaucoup moins en restaurants, voyages, hobbies.

De même, on a vu la flambée des Youtubers, des vloggers, des Twitchers, qui ont tous eu besoin de s’équiper. Je me souviens d’avoir lu un article en 2022 dans la presse économique, qui disait que le marché des influenceurs représente 150 000 personnes qui vivent de ce travail. Et donc, cela veut dire 150 000 nouveaux clients pour nous. C’est donc un marché qui reste dynamique, même s’il y a une forte concurrence.

La marque Sigma a connu ses meilleures années historiques ces trois dernières années au niveau mondial et en France également. On est donc plutôt sur une bonne tendance et avec de très belles perspectives d’avenir.

Au global – et plus spécialement en France – pour quelle monture la demande est-elle la plus forte ?

C’est évidemment la monture E qui a permis l’essor de la marque ces dernières années. Il faut aussi avoir conscience de la baisse des ventes du côté des reflex. De fait, nous pouvons beaucoup moins nous adresser à la monture Canon, aux boîtiers Canon, aux utilisateurs Canon, de même qu’aux utilisateurs Nikon.

Pour autant, en gamme Canon RF-S, les nouveaux zooms se vendent extrêmement bien, alors même qu’ils sont sortis très récemment. Il est donc un petit peu difficile de prendre du recul, mais le démarrage est très, très positif.

Du côté de la monture L, nous profitons, en France, de la forte présence de Panasonic par rapport à d’autres marchés européens ou mondiaux. La France est donc le pays dans le monde où il y a le plus boîtiers de montures L, en proportion.

Sur le Salon, plusieurs interlocuteurs semblaient indiquer une très forte croissance côté Canon, tant du côté des amateurs que du côté des professionnels. Selon vous, la demande des utilisateurs de boîtiers Canon pourra-t-elle supplanter celles des utilisateurs Sony ?

C’est une question un petit peu difficile. Aujourd’hui, quand on regarde les chiffres marché, que ce soit en valeur, en volume et en catégorie de produits, il me semble que Canon a la part de marché mondiale la plus importante de tous les acteurs de la photo. Mais Sony a réalisé une progression assez phénoménale. À l’ère du reflex, Canon et Nikon dominaient largement le marché et aujourd’hui, Sony a une part de marché qui est supérieure à celle de Nikon. 

Ainsi, nous observons aujourd’hui les deux mastodontes que sont Canon et Nikon sur certains produits. Mais on peut aussi observer Fujifilm : si l’on considère ses boîtiers hybrides et ses appareils instantanés, ses chiffres d’affaires globaux sont gigantesques, et quasiment au niveau de Canon. C’est un peu difficile de juger. Tout dépend de quel segment de marché on parle.

On parle beaucoup de Canon, mais un peu moins de Nikon. Est-ce à dire que la croissance est moindre du côté la monture Z ?

D’après ce que je sais, la monture Z a connu un grand succès, mais sur des produits très élitistes. La quantité de boîtiers est donc inférieure. Quand on vend des boîtiers à 6 000 euros, on en vend moins que quand on vend des boîtiers à 2 000 ou 3 000 euros.

Aujourd’hui, si on regarde les chiffres, il me semble que Sony a une part de marché plus importante que celle de Nikon. Tout simplement parce que la gamme est beaucoup plus large. Du côté de l’APS-C, par exemple, leur gamme est beaucoup plus large. Et côté plein format, bien sûr, leur gamme est très large et couvre différents besoins. De fait, ils vendent plus de produits.

L’une des principales nouveautés de l’an dernier est le Sigma 70-200 mm f/2,8 DG DN Art. Pourrait-on imaginer un jour un objectif similaire, mais avec un gabarit en phase avec les zooms 16-28 mm et 28-70 mm f/2,8 DG DN Contemporary ?

C’est une excellente question. Si nous lançons un jour un 70-200 mm dans la gamme Contemporary, il aurait sans doute une ouverture à f/4, afin de gagner en compacité et en légèreté. Une optique 70-200 mm f/4 aurait-elle beaucoup de succès ? Je ne suis pas convaincu à 100 %.

On pourrait aussi imaginer un 70-300 mm. Chez Sigma, ce type d’objectifs a longtemps fait partie de nos gammes, mais il s’agissait de propositions d’entrée de gamme. Nos ingénieurs ont peut-être un peu de mal à envisager de faire quelque chose d’ultra qualitatif mais compact. Ce n’est pas évident, d’autant qu’il faut aussi réussir à intégrer la stabilisation, qui est nécessaire au-delà de 150 ou 200 mm.

Mais un 70-200 mm en gamme Sport et Contemporary, c’est une demande que j’avais faite il y a de nombreuses années. Notre idée est également de rester sur des plages focales « traditionnelles » pour les objectifs les plus incontournables, afin de couvrir les besoins standards des photographes : 14-24 mm, 16-28 mm, 24-70 mm, 28-70 mm, 70-200 mm.

Mais nous voulons aussi proposer des produits plus atypiques, comme le Sigma 28-45 mm f/1,8 DG DN Art, le Sigma 50 mm f/1,2 DG DN Art, qui ont très peu d’équivalents sur le marché. Je pense encore une fois au Sigma 28-105 mm f/2,8 DG DN Art, ainsi qu’au Sigma 60-600 mm f/4,5-6,3 DG DN OS Sports, que nous sommes les seuls à développer.


Merci à Foucauld Prové d’avoir répondu nos questions. Nous tenons également à remercier l’équipe de Sigma France pour cette interview.

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