New York City, 1966 ©Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery

Zoom photographe : Joel Meyerowitz

Photographe emblématique du mouvement moderne de la nouvelle photographie couleur, Joel Meyerowitz a été parmi les premiers photographes de rue à faire usage de la pellicule couleur. Né en 1938 dans le Bronx à New York, Joel Meyerowitz ne se destinait pourtant pas à la photographie. C’est en croisant la route de Robert Frank qu’il deviendra un pionnier et ardent défenseur de la photographie couleur malgré la résistance des milieux artistiques

Déclic et chemin de traverse

1962, 5ème avenue : Joel Meyerowitz est le nouveau directeur artistique d’une agence de publicité. À l’occasion d’un shooting de campagne, il fait la rencontre de Robert Frank. Joel Meyerowitz démissionne le soir même pour marcher sur les traces du photographe suisse, avec qui il n’a échangé que quelques mots.

En autodidacte, l’ancien étudiant en peinture et histoire de l’art se met à photographier New York à l’aide d’un appareil Honeywell Pentax et son 50 mm empruntés, n’en possédant lui-même aucun. Quelques jours plus tard, il fera l’acquisition d’un premier objectif Zeiss Flektogon 35 mm, objectif tout en un par excellente.

Joel Meyerowitz capture d’abord New York sur le vif, armé d’une pellicule monochrome. Rapidement, il prend la tangente et décide de montrer la ville telle qu’il la perçoit, en utilisant des pellicules couleur. Cette décision, sur laquelle il ne reviendra plus à partir de 1972, est une manière pour lui de témoigner d’une plus grande palette d’émotions et de sensations.

Pour Joel Meyerowitz, la photographie en noir et blanc n’est que la moitié de ce qu’une image pourrait être. Une comparaison dont il s’amuse encore aujourd’hui dans son dernier livre A question of color (Thames & Hudson) alternant des images quasi identiques photographiées en couleurs et en noir et blanc d’une période allant de ses débuts en 1962 jusqu’à 2002. Des images parfois réalisées concomitamment, avec un appareil chargé d’une pellicule couleur et un autre chargé avec une pellicule monochrome.

Franches, joyeuses, les couleurs de Joel Meyerowitz vont à l’encontre des habitudes du marché de l’art qui refuse tout sérieux à la photographie couleur. Joel Meyerowitz, comme William Eggleston ou Stephen Shore, devient un pionnier de la photographie couleur et l’un de ses plus talentueux défenseurs.

Profession : guetteur d’images

Pour s’approcher au plus près des passants, Joel Meyerowitz se fond dans la foule des défilés et parades de rues. Après quelques semaines de pratique, il pousse la porte de l’atelier créatif d’Alexey Brodovitch, ancien directeur artistique du Harper’s Bazaar.

Il y côtoie un jeune photographe britannique, Tony Ray-Jones, qui partagera bientôt ses sorties photo. Bientôt, Garry Winogrand se joindra à leur duo. C’est ce dernier qui lui fera comprendre l’intérêt du tirage photographique, aussi bien pour l’analyse que pour la mise en perspective de ses photographies, jusqu’ici observées en diapositives chaque soir. 

C’est donc pour des raisons pratiques et économiques que le noir et blanc refait son apparition chez Joel Meyerowitz, le tirage couleur étant trop complexe et onéreux. Le trio artistique, assoiffé d’images et de commentaires photographiques, forge son sens de l’observation et sa maitrise technique.

Joel Meyerowitz s’est volontiers laissé suivre par la caméra durant sa carrière. À l’écran, le photographe aux aguets adopte une démarche de chasseur, se fraye un chemin dans la foule puis s’éloigne de quelques pas pour saisir en une fraction de seconde un visage, une scène.

Son œil exercé est celui d’un guetteur. Ses images sont constituées du mouvement même : une photographie physique, impulsive et mouvante, à l’image de celle de Robert Frank virevoltant autour de ses modèles. Cette vision avait profondément marqué Joel Meyerowitz, lui intimant quasi instinctivement de prendre en main son destin de photographe. Chaque geste croisé appelle le déclic de son appareil.

Au travers des photographies de Joel Meyerowitz, les années 60 et 70 retrouvent leurs imprimés folk et leurs nuances chamarrées. Par péché de nostalgie peut-être, ou trop habitué au noir et blanc, nous avons souvent tendance à oublier que ces décennies furent au moins aussi vibrantes et vivantes que celles que nous traversons.

En regardant dans le rétroviseur avec Joel Meyerowitz, on comprend que mouvements et couleurs sont omniprésents. La photographie de rue doit peut-être à Joel Meyerowitz d’avoir gagné en couleurs sans perdre en intemporalité. 

L’Amérique de Joel Meyerowitz, entre ombres et lumière

Silhouette omniprésente, l’Empire State Building se dessine sur la pellicule, qu’il soit le sujet de la composition ou un élément de décor, tel un label de l’identité profondément new-yorkaise des images de Joel Meyerowitz. Pour le photographe, l’Amérique est un décor, un fantastique terrain de jeu fourmillant de personnages et scènes invraisemblables pourtant bien réels.

Joel Meyerowitz - Photographer

Passants de la 5ème Avenue, Chevrolet et milkshakes, aux abords des drive-in de Floride, ou aux mômes parisiens jouant dans le jardin des Tuileries, tous flirtent entre images documentaires, témoignant majoritairement – mais pas seulement – de l’American way of life et compositions artistiques.

Si la mise en scène est du ressort du hasard, la composition de l’image et ses jeux de lumière doivent tout au talent du photographe. Joel Meyerowitz parvient comme peu d’autres à saisir l’instant décisif, celui dont Cartier-Bresson avait le secret. L’association dans une même composition de personnes ou de sujets incongrus participe aussi au dynamisme de ses clichés, allant jusqu’à parfois les teinter de surréalisme.

Visage après visage, une silhouette après l’autre, ses images forgent une culture, une époque dont les caractéristiques deviennent tangibles, pour le photographe et son spectateur. Cette volonté de dépeindre l’Amérique matérialiste des années 60 – notamment à l’occasion d’un road trip de 3 mois initié en 1964 – n’est pas sans rappeler les images assemblées par Robert Frank dans son livre mythique, Les Américains (1958). 

L’Europe, seuil de la maturité artistique

Le street photographer américain embarque pour l’Europe avec son épouse au milieu des années 60. Il y affirme rapidement son style. Angleterre, France puis Espagne. Ainsi, le voyage guidera le couple Meyerowitz jusqu’à une famille tsigane photographiée durant 6 mois sur la toile de fond de l’Espagne franquiste. De retour de son voyage européen, Joel Meyerowitz reprend la route pour sillonner les États-Unis et saisir, souvent avec ironie ou absurdité, l’intimité du quotidien. C’est cette fois la guerre du Vietnam qui occupe l’arrière-plan.

Si ses premières images plaçaient leur sujet au cœur de l’image à une faible distance de l’objectif, Joel Meyerowitz prend du recul à mesure qu’il gagne en assurance. Loin de perdre de leur force, ses images y gagnent un ancrage. Dans les années 70, définitivement revenu à la pellicule couleur désormais plus accessible, Joel Meyerowitz perçoit que le recul nécessaire pour obtenir une image couleur nette dilue ce qui est devenu sa marque de fabrique : un sujet clairement distinct dont l’attitude attire immédiatement le regard. Joel Meyerowitz ose sortir de sa zone de confort. Il veut désormais tout montrer pour inscrire son sujet dans un contexte, une époque. Cette soif de grandeur et de détails le mène irrémédiablement au grand format.

À partir de 1976, Joel Meyerowitz photographie donc New York et Cape Code à l’aide d’une chambre en bois Deardoff 20 x 25 cm, délaissant son Leica et le 35 mm pour donner plus de poids à son argumentaire en faveur de la photographie couleur en grand format. 

S’il conserve sa spontanéité, le photographe trouve une manière plus douce et méditative de capturer le monde qui l’entoure, d’y apporter de la nuance. Joel Meyerowitz témoignait de ce changement au micro de TSF Jazz, comparant ce changement au passage du jazz à la musique classique. Changement de tempo en jouant sur les espaces et les temps de pause donc, mais une même esthétique des trottoirs de New York aux piscines de Cape Cod. En 1978, Joel Meyerowitz publie Cape Light, recueil de ces images plus contemplatives, à la teinte délicate et onirique, prise à la chambre Deardoff.

Joel Meyerowitz : capturer ombres et lumière

Certaines images viennent immédiatement en tête à l’évocation du nom de Joel Meyerowitz. C’est le cas pour ce cliché où s’inscrivent les silhouettes d’un couple s’éloignant dans une brume devenue emblématique de la street photography new-yorkaise. Autour d’eux, des ombres se découpent sur les manteaux de ceux qui leur emboîtent le chemin. Cette photographie prise en 1975 est sobrement nommée New York City, toute l’âme de la ville y est saisie. La noirceur et les ombres dont émergent ces silhouettes pressées de gagner la lumière de l’horizon résument bien la ville et ses habitants.

Maitre de la lumière, Joel Meyerowitz ne fige pas seulement les petits bonheurs et les gestes anodins du quotidien. En 2001, il s’attache à témoigner de la noirceur s’abattant sur New York. Joel Meyerowitz est le seul photographe autorisé à se rendre sans restriction à Ground Zero, meurtri par les attaques du 11 septembre. Ses vues des décombres, portraits de sauveteurs et d’ouvriers seront rassemblées dans un livre, Aftermath : World Trade Center Archive (éditions Payot).

Projet plus intime, son film Pop invitait le spectateur à suivre 3 générations de la famille Meyerowitz à l’occasion d’un road trip organisé par le photographe et son fils pour le père de Joel Meyerowitz, luttant contre l’avancée de la maladie d’Alzheimer. Le film, proposé librement sur le site Internet du photographe, témoigne de sa manière libre et personnelle de traiter la gravité.

Les photographies en couleur et en noir et blanc de Joel Meyerowitz ont fait l’objet de plusieurs acquisitions et expositions au sein de prestigieux musées internationaux. Dernière en date, A Question of Color 1962 – 2002 est présentée à Londres dans l’aile Artists & Society de la Tate Modern jusqu’en novembre 2024. L’exposition fait écho à la publication de son livre éponyme chez Thames & Hudson mettant en perspective deux mêmes clichés, l’un pris en noir et blanc, l’autre en couleur. Parfois capturées sans que le photographe ne sache quel appareil était chargé d’une pellicule couleur, ces photographies offrent un manifeste inédit en faveur de la couleur, à l’heure où le noir et blanc semble une nouvelle fois éclipser son alter ego sur le marché de l’art.