Portrait de Graciela Iturbide, Photo de Luis Poirot, 2015

Zoom photographe : Graciela Iturbide, photographie rituelle 

Actuellement à l’honneur à la Fondation Cartier pour l’art contemporain à l’occasion de sa première rétrospective française, Graciela Iturbide personnifie comme peu d’autres la photographie contemporaine latino-américaine

Voilà plus de 50 ans que cette photographe mexicaine discrète, et non moins reconnue par ses pairs, observe notre monde derrière l’objectif de son appareil argentique. Née en 1942, Graciela Iturbide goûte dès l’enfance à la théâtralité des fêtes populaires, des costumes et coutumes du Mexique. Plus tard, fêtes des Morts, rites funéraires ou sacrificiels constitueront le fil rouge de nombreuses séries photographiques.

Graciela Iturbide
Pájaros en el poste de luz, Carretera a Guanajuato, México, 1990 – © Graciela Iturbide

Entrer en photographie

Intéressée par la littérature puis par le cinéma, Graciela Iturbide est finalement entrée en photographie comme on entre en religion

Dans les années 70, à l’université, elle devient l’assistante de l’un de ses professeurs, le photographe Manuel Alvarez Bravo. Artiste majeur de la photographie mexicaine, il sera son mentor, lui enseignera la photographie, mais aussi la patience.

En 1971, Graciela Iturbide perd tragiquement sa fille Claudia âgée de seulement 6 ans. Encouragée par Manuel Alvarez Bravo, elle se dédie alors pleinement à sa pratique. La photographie devient une thérapie pour celle qui initie une série de photos d’angelitos, ces enfants morts prématurément. Au creux de petits cercueils, Graciela Iturbide capture le repos de ceux que leurs familles parent d’ailes de papier. La mort, celle des enfants et plus tard celle des animaux sacrifiés dans la région de Mixteca, est une thématique quasi obsessionnelle et cathartique pour la photographe qui effectue un deuil poétique à la portée universelle. Ses images nous font regarder droit dans les yeux l’immuable, la fin de toute chose. 

Graciela Iturbide
Desierto de Sonora, México, 1979 – © Graciela Iturbide

Graciela Iturbide est donc une femme sensible à la prégnance symbolique des rites et à la mystique des fêtes populaires. Les rituels guident sa vie : ceux des communautés indigènes qu’elle documente méticuleusement mais aussi ceux du photographe. À chaque fois, l’artiste plonge au plus près de l’intimité de ceux et ce qu’elle photographie en analogique. Elle s’absorbe en eux, avant de se laisser immerger par l’obscurité de sa chambre noire puis surprendre par le second instant décisif : le tirage. Paraîtront alors ses tirages carrés, emblématique signature de celles qui, comme Graciela Iturbide ou Diane Arbus, ont élu le mythique appareil Rolleiflex pour leur cérémonie photographique aux rites techniques et artistiques bien rodés.

Graciela Iturbide, photographe anthropologue  

Dans le désert du Sonora, Graciela Iturbide côtoie un mois durant les Indiens Seris auprès desquels elle réalise en 1978 sa série Los que viven en la arena (Ceux qui Habitent dans le Sable). De l’État de l’Oaxaca, elle connaîtra les femmes de Juchitán qui lui permettront de dresser leurs portraits le port altier et le regard fier. Ces images rares et précieuses témoignent de leurs rituels et traditions. Ce sont souvent des femmes qu’immortalise Graciela Iturbide, ces matriarches ou fillettes des communautés zapotèques et préhispaniques qui donnent ainsi à voir l’importance de celles qui détiennent les clés des traditions séculaires de ces communautés.

Graciela Iturbide
Nuestra Señora de las Iguanas, Juchitán, Oaxaca, 1979 – © Graciela Iturbide

Aux États-Unis, Graciela Iturbide se fraye un chemin au plus près des chicanos, Mexicains d’Amérique du Nord souvent politisés. Dans l’est de Los Angeles, elle fait de ses images le reflet du quotidien du White Fence, un gang majoritairement composé d’une communauté sourde-muette. Les différentes générations sont immortalisées avec naturel dans le décor le plus représentatif de leurs croyances, de leurs goûts et bien souvent d’une nostalgie romancée pour leur Mexique natal. Si ces portraits sont profondément intimes, ils parlent aussi de l’intégration de ces communautés, du maintien des liens culturels, familiaux…

Graciela Iturbide
Cholas, White Fence, East L.A, 1986 – © Graciela Iturbide

Femme libre, artiste divorcée, Graciela aura peut-être eu plus de facilité à se fondre dans la vie de ses sujets que ses confrères masculins. En partageant leur quotidien des semaines durant, des années parfois en se rendant régulièrement durant dix ans au Juchitán, elle réussit à forger avec eux une complicité teintée du plus grand respect. Mandatée par l’institut national indigène de Mexico, en voyages aux côtés de figures révolutionnaires de l’Amérique latine ou aux côtés d’artistes-photographes rassemblés en un collectif, elle participe au nouvel élan de la photographie mexicaine.

Graciela Iturbide
Benarés, India, 2000 – © Graciela Iturbide

Si sa photographie s’enracine dans une certaine mexicanité, Graciela Iturbide a exploré d’autres terres, toujours fidèle à son approche patiente et à une farouche volonté de compréhension. Pour elle, photographier est « un prétexte pour apprendre la vie ». En Inde à Bénarès, l’artiste côtoie les travestis qui se dévoilent devant son objectif, à Madagascar où elle accompagne Médecins Sans Frontières elle se fait portraitiste des femmes atteintes du Sida. 

Vers l’inhabité

Au sein de son appartement – studio du 37 calle Heliotropo à Mexico, véritable bunker végétal conçu par son fils (l’architecte Mauricio Rocha), Graciela Iturbide classe, archive… La photographe devient la gardienne de la mémoire des Hommes, mais aussi de celle des éléments.

Graciela Iturbide
Desierto de Sonora, México, 1979 – © Graciela Iturbide

Moins réaliste qu’il n’y paraît, le travail de la photographe a évolué avec les années pour se vider de ses habitants. Pour la photographe, le paysage fait pleinement partie de l’être humain. Depuis le début des années 2000, Graciela Iturbide a laissé cette écriture photographique plus contemplative, presque métaphysique, intégralement infuser son travail. Textures, ombres, lumières ou nuées d’oiseaux (un sujet auquel elle a consacré un essai photographique) ont peu à peu remplacé les visages sans que la profondeur de sa photographie s’en trouve affectée.

Chalma, México, 2008
Chalma, México, 2008 – © Graciela Iturbide

Entre 1996 et 2004 avec Naturata elle photographie les cactus du Jardin botanique d’Oaxaca drapés de filets et de voiles, retenus par des cordes noueuses. Graciela Iturbide leur prête pourtant autant d’attention qu’elle l’avait fait avec les habitants de son Mexique natal. 

En 2021, Graciela Iturbide est allée à la rencontre des carrières d’albâtre et d’onyx de Tecali. Produites à l’initiative de la Fondation Cartier, ces images voient la photographe de 79 ans rompre avec son goût pour le monochrome pour immortaliser en couleur des blocs minéraux rosés ou immaculés. Cette approche spirituelle du monde, certains iraient jusqu’à dire animiste, prête aux Hommes comme aux pierres une mémoire : celle d’ancêtres avec lesquels communier grâce aux cérémonies rituelles ou celles des origines pour ces roches millénaires.

Autorretrato, Desierto de Sonora, México, 1979
Autorretrato, Desierto de Sonora, México, 1979 – Graciela Iturbide

Là réside peut-être le point commun à ces images d’hier et d’aujourd’hui. Femmes, enfants, hommes, cactus ou roches : ce sont toujours des portraits que nous propose Graciela Iturbide. À moins qu’il n’ait finalement jamais été question d’autre chose que de paysages, ceux de nos intimités et ceux qui nous entourent … Graciela Iturbide semble percevoir l’âme du monde bien au-delà du miroir qu’est le regard

Graciela Iturbide, 50 années d’images

Individualité et liens communautaires, matérialité et spiritualité forment en contraste les images créées depuis les années 70 par Graciela Iturbide. Y a-t-il à proprement parler un « style Iturbide » ? C’est en tout cas à chaque fois le sujet qui semble donner le ton, s’imposer à celle qui a su plonger dans ses profondeurs. Derrière son appareil, la photographe se fait exploratrice et anthropologue. Elle visite ses sujets, comme elle l’a fait avec minutie en photographiant en noir et blanc et en couleur, fait rare pour la photographe, chaque recoin de la Casa Azul et les effets personnels de Frida Kahlo. De ses influences palpables, citons tout de même Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Josef Koudelka, Tina Modotti ou Sebastião Salgado.

En 1987, Graciela Iturbide est devenue lauréate du prix W. Eugene Smith puis remporte en 1991 le Prix des Rencontres internationales à Arles. En 2008, Graciela Iturbide reçoit le prestigieux prix Hasselblad, distinction ultime pour un photographe. 

À la fois poétique et documentaire, le travail de la photographe est désormais l’étendard de la création photographique contemporaine latino-américaine.

L’exposition Heliotropo 37 est en cours à la Fondation Cartier pour l’Art contemporain (Paris) jusqu’au 29 mai 2022. Un catalogue éponyme rassemblant 250 photographies couleurs et noir et blanc (23,5 x 29 cm, 304 pages) est proposé en version française et anglaise (45 €).

Ce zoom est à retrouver dans le numéro 6 de la Revue Epic qui sort fin avril.