À l’ombre des vivants
© David Siodos

Interview : David Siodos, A l’ombre des vivants

Galerie du Château d’Eau, Toulouse. David Siodos nous accueille dans le lieu où sont exposées les photographies de sa série « À l’ombre des vivants »

À l’origine de ce projet, des heures de déambulation aux abords du périphérique, à la rencontre de ceux qu’on ne voit pas ou qu’on ne veut pas voir : les marginaux, les esseulés, les reclus de la société. Il arpente ces espaces atypiques jour et nuit pendant deux, trois ans ou plus ; selon le photographe, un nombre d’années nécessaire pour atteindre une certaine justesse dans son propos.

David Siodos
David Siodos – © David Siodos

Le projet se termine. Comme souvent, c’est un hasard qui fera se rencontrer le photographe et Christian Caujolle, le conseiller artistique de la galerie du Château d’Eau. Quelques mois plus tard, nous voilà au milieu des photographies de David Siodos, accrochées dans des cadres en bois ou vidéoprojetées sur une toile en fin de parcours. 

C’est ici que la discussion débute, debout, croisant quelques visiteurs du début d’après-midi.


En quoi la série présentée ici s’inscrit-elle dans le reste de ton travail photographique ? 

Cette série est la deuxième partie d’une trilogie. Un projet sur huit ans pour traiter d’un même sujet, la vie alternative, dans trois lieux différents : le périphérique, le centre-ville, et la forêt. 

Pourquoi nommer cette série À l’ombre des vivants ? 

Au fur et à mesure de l’avancée de mon travail, j’ai constaté que parfois le rapport entre les actifs et les autres s’inversait. Ces ombres sont très vivantes en fait, se battent pour vivre. 

Survivantes ? 

Tout à fait. Si tu te retrouves dans leur situation d’un seul coup, tu peux décemment te demander : à quoi bon ? C’est ce qui prouve que ces gens-là — malgré ce qu’on pourrait en penser — aiment la vie. Et puis en face, il y a ceux qui vont au travail, comme des moutons, conditionnés, tête baissée… 

Il y a ceux qui vont au travail, comme des moutons, conditionnés, tête baissée… 
© David Siodos

Dans ton travail on peut déceler une volonté de perdre le lecteur. Tu construis une réflexion autour du rêve et de la rêverie, où le temps et les lieux sont indéfinissables. 

C’est ce que je recherche. Fixer une temporalité n’est pas important, il y aura toujours des gens précaires. Où ? Ça pourrait être n’importe où. J’aime l’idée de perdre le lecteur à partir d’un fait réel. 

J’ai croisé un SDF qui m’a dit : ma vie est un rêve qui ne finit jamais. J’ai travaillé pendant tout ce temps avec cette phrase en tête. 

À travers ta série, tu dis vouloir parler des invisibles. Certains auraient adopté une approche documentaire — justement, en voulant montrer ces « invisibles » à tout prix —, ta démarche est plus proche de la rêverie. Les invisibles restent invisibles, en quelque sorte… et c’est en ça que ton travail atteint un autre degré de réalisme. 

Tu ne peux pas faire un autre choix artistique quand tu entends cette phrase que je t’ai dite tout à l’heure, « ma vie est un rêve qui ne finit jamais ». L’histoire du flou a commencé avec une photo précise. J’étais aux abords du périphérique, le long du mur, et ce bruit infernal et continu juste derrière. Il y avait une personne assise sur un fauteuil avec une aiguille dans le bras. Est-ce que je prends en photo quelque chose de net, brutal, violent ? Ou est-ce que je fais autre chose. J’ai ramassé à mes pieds un bout de verre, assez épais, et j’ai pris une photo en plaçant ce bout de verre devant l’objectif.

© David Siodos

Il y a une vraie frontière entre les usagers, ceux qu’on considère actifs, et les autres, ceux qui errent… Certaines ou certains bossent, aussi, mais leur travail n’est pas vraiment reconnu. Il y a ces deux mondes qui coexistent sans se voir. Cette frontière, je la considère comme un filtre. 

C’est ce travail plastique qui participe à un sentiment de rêverie ou de mystère. Parfois les images sont tachetées, on devine des surimpressions. Quels sont tes procédés ? 

En plus des bouts de verre, j’ai utilisé d’autres supports. Je me suis servi des vitres des abribus, par exemple, toujours un peu sales. Des cabines téléphoniques, quand il y en avait. Et après, je me suis constitué une palette de filtres : des pots de confiture, des plaques de plexiglas sur lesquelles je mets de la colle, de la graisse. Après la prise de vue, je peux m’attaquer à la pellicule. Je gratte, je mets de l’acide… j’ai abimé pas mal de négatifs, quand on y pense. 

Veux-tu nous dévoiler un peu ton processus créatif ou ta manière de travailler ? 

Je procède de façon assez simple : je vais à la rencontre des gens qui me paraissent intéressants. On parle, on dialogue, je les écoute (je suis surtout une oreille), et s’ils l’acceptent, je les prends en photo.

À l’ombre des vivants
© David Siodos

C’est aussi pour ça que ça prend autant de temps. Ma série « Périphérique » m’a pris trois ans à être réalisée, « À l’ombre des vivants » trois ans aussi, et « Sauvage », qui clôt le cycle, m’a pris deux ans. Ce ne sont pas des photos prises à la volée… ce que je disais encore hier à une dame : avant d’être un travail photographique, c’est un travail sociologique. Beaucoup d’écoute, sans jugements. La plupart de ces gens, s’ils sont dehors, c’est aussi parce qu’ils ont été jugés et qu’ils sont traumatisés de plein de choses. 

Pourquoi la rue, l’espace urbain ? 

J’ai toujours aimé marcher. Bien avant de faire de la photo, je pouvais passer des journées entières à marcher dans la ville, à me perdre. J’ai toujours aimé cette ambiance, cette atmosphère. Dans la ville, j’aime aller là où on ne va pas, en marge.

© David Siodos

Maintenant, j’ai mon appareil sur moi. Je pars, je ne sais pas où je vais, je ne sais pas combien de temps je vais être dehors. Je suis en errance urbaine. Je progresse au gré des rencontres, je suis la lumière… Je ne réfléchis pas, je n’ai pas de photo en tête, je ne sais pas à l’avance ce qu’il va se passer. Je laisse beaucoup de place à la chance. 

Le périphérique est autant une voie rapide qu’un mur d’enceinte. Il relie et divise à la fois. La photographie te sert-elle à revenir au but initial du périphérique : relier ? relier les gens entre eux ? te relier à eux ? 

Je souhaite montrer des choses qu’on ne regarde pas, parce qu’on est dans une société exigeante en termes de temps. C’est la différence entre ces deux mondes : les usagers sont toujours pressés, avec une horloge dans la tête, alors que ces gens que j’ai rencontrés ne sont jamais dans l’urgence, ils n’ont pas d’horaires fixes et ne planifient pas leurs journées. 

Comme les artistes, finalement. 

La photographie, l’écriture, l’art, ce sont des pratiques solitaires et excluantes, d’une certaine façon. Le danger c’est d’avoir un parti pris. Avec mon travail j’ai pris en sympathie ces gens laissés pour compte, je me suis entouré d’eux. Je suis rentré dans mon sujet, naturellement. 

C’est ce qui se ressent à la lecture de ton projet. Tu n’as pas une approche esthétisante, il y a une horizontalité dans l’approche de ton sujet. 

Malgré tout, pendant une période, j’ai eu une frustration dans ma pratique. Je me disais : tu peux aller plus loin. Je m’intéressais à des photographes comme Michael Ackerman ou Antoine d’Agata, et je me disais : tu n’es pas encore assez près.

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Cette extrême proximité est-elle forcément pertinente ? 

Je n’en sais rien, en fait. Une des personnes que j’ai photographiée, Franck, était force de proposition. Il me déroulait son planning de la semaine et me proposait de le prendre en photo à des moments clés que lui choisissait. 

Et là, tu perds ton errance. 

Au final, je n’ai pas pris ces photos. Je trouvais qu’il y avait un dépassement dans l’intimité pas si intéressant que ça. J’ai essayé de faire participer Franck, je lui ai prêté un appareil pendant deux mois. Il n’a pris aucune photographie.


Merci à David Siodos pour ses réponses.

Infos pratiques :

A l’ombre des vivants, David Siodos
Du 8 février au 3 avril 2022
Galerie Le Château d’Eau
1 Place Laganne, 31300 Toulouse
Du mardi au dimanche de 13h à 19h
Exposition en entrée libre

Découvrir le travail de David Siodos sur son site.