Après avoir rencontré Kazuto Yamaki, PDG de Sigma au CP+ l’an dernier, nous l’avons retrouvé cette année dans un contexte différent. Le CP+ 2020 a été annulé par le CIPA en raison du coronavirus, le marché de la photographie continue de chuter, mais Sigma a depuis lancé le Sigma fp, un appareil photo hybride minimaliste et insolite.
Dans le lobby d’un hôtel à Tokyo, nous avons rencontré Yamaki-san, toujours aussi classe, pour nous parler de la genèse et de la philosophie du Sigma fp, de l’engagement de Sigma pour la vidéo, mais aussi du prochain boîtier plein format Foveon qui subit des retards ainsi que des premiers résultats de la L-Mount Alliance.
L’année dernière, vous avez dévoilé le Sigma fp, le plus petit hybride plein format du marché. Pouvez-vous nous raconter la genèse de cet appareil ?
Kazuto Yamaki : fin 2016, j’ai commencé à réfléchir à la forme que pourrait prendre l’appareil photo du futur. Le Sigma fp est l’une des idées que j’ai eues : j’ai fait un croquis très simple sur mon carnet d’un appareil hybride plein format avec le format le plus compact et auquel on pourrait ajouter de nombreux accessoires – et qui peut donc s’adapter aux besoins de son utilisateur.
J’ai eu cette idée, car je voulais vraiment avoir ce genre d’appareil. Je voyage souvent – essentiellement pour le travail – et je tombe souvent sur des scènes magnifiques que je voudrais immortaliser, dans la rue par exemple. Mais je n’ai pas envie de m’encombrer avec un gros reflex dans ce genre de moments – j’ai beaucoup de choses à emporter avec moi lors de mes déplacements. Je voulais cependant aussi emporter avec moi un appareil compact.
Début 2017, j’ai partagé cette idée avec les plus jeunes ingénieurs chez Sigma – je n’avais pas confiance à 100% dans mon idée – et au final ils ont été très emballés par ce projet. C’est l’origine de ce projet. J’ai ainsi partagé mon idée de base et nos ingénieurs m’ont fait une proposition avec une idée plus aboutie et plus réaliste : c’est ainsi que le Sigma fp est né.
Six mois après le lancement du Sigma fp, quels sont les retours des utilisateurs ?
Kazuto Yamaki : les retours sont très différents selon les pays. Au Japon, l’appareil rencontre un grand succès et c’est le pays dans lequel nous vendons le plus de Sigma fp.
« Nous ne voulons pas imposer une manière d’utiliser le Sigma fp. »
On constate aussi que les gens ont trouvé des manières très différentes d’apprécier cet appareil. Certains vont apprécier son minimalisme et sa compacité et vont l’emporter partout avec eux sans aucun accessoire. D’autres vont l’utiliser avec des optiques Leica M, grâce à l’adaptateur Leica M-L et vont ainsi profiter d’un appareil moderne avec des optiques classiques. D’autres vont l’utiliser pour réaliser des vidéos.
Nous sommes très heureux de voir que nos clients trouvent chacun leur manière d’utiliser cet appareil. Nous ne voulons pas imposer une manière d’utiliser cet appareil. Les gens peuvent faire preuve d’une grande créativité dans leur utilisation du Sigma fp.
En Europe, je pense que l’appareil n’est pas encore assez connu. Ou que trop peu de personnes ont pu avoir le boîtier en main. À l’avenir, nous allons organiser davantage d’événements pour permettre au public d’essayer l’appareil.
Avec le Sigma fp, aviez-vous l’intention de créer un appareil destiné en premier lieu aux vidéastes ? Pensez-vous que le marché de la vidéo soit plus dynamique que celui de la photo ?
Kazuto Yamaki : à titre personnel, je fais très peu de vidéos et la plupart du temps je prends des photos. Nous ciblons en premier lieu les photographes, et ce même si le Sigma fp n’est pas équipé d’un obturateur mécanique.
À l’avenir, la plupart des caméras n’auront pas d’obturateur mécanique car la vitesse de lecture des capteurs devient de plus en plus rapide et certains capteurs disposeront d’une obturation globale. À mon avis, même les appareils les plus haut de gamme se passeront à terme de l’obturateur mécanique.
Nous avons créé le Sigma fp comme une base pour les appareils du futur. Et je pense que nous pouvons poursuivre avec ce concept à l’avenir. Bien sûr, les vidéastes font aussi partie de la cible que nous visons avec le fp, mais à l’heure actuelle nous souhaitons que davantage de photographes essayent notre appareil.
Le secteur du cinéma et de la vidéo en général est sans doute plus dynamique que celui de la photo. Ce marché est en pleine expansion et la jeune génération tend à réaliser davantage de vidéos que de photos. Cependant, la taille du marché est beaucoup plus importante pour la photo que pour la vidéo.
Quelles sont les fonctionnalités inédites de cet appareil pour la vidéo ?
Kazuto Yamaki : nous voulons que les utilisateurs puissent trouver par eux-mêmes les fonctions qui leur seront les plus utiles. Aussi, nous ne voulons pas définir les points forts de cet appareil – du point de vue de son fabricant.
Je pense que la compacité de cet appareil est l’une de ses caractéristiques les plus importantes – ainsi que la possibilité de capturer des images de très haute qualité. Ce sont là les deux points forts du Sigma fp.
Allez-vous proposer des mises à jour du micrologiciel du Sigma fp ?
Kazuto Yamaki : oui, nous prévoyons de lancer deux importantes mises à jour pour le Sigma fp, la première en mars et l’autre vers l’été. [Entre temps, Sigma a annoncé officiellement le nouveau firmware v2.00 du Sigma fp, NDLR]
Le lancement de l’adaptateur MC-31, permettant de monter des optiques PL sur la monture L, annonce-t-il un virage vers la vidéo ?
Kazuto Yamaki : pour les vidéastes, la monture PL est la monture standard par excellence. La plupart des objectifs cinéma utilisent cette monture. Nous savons que la demande pour ce type d’adaptateur est plutôt faible, mais nous voulons répondre aux demandes des utilisateurs, ce qui nous a menés à concevoir cet adaptateur.
Nous avons également une gamme d’optiques Sigma Ciné en monture PL. Nous souhaitions donc encourager les utilisateurs d’optiques Sigma Ciné à essayer notre appareil Sigma fp dans leurs projets de films ou vidéos.
D’ailleurs, nous venons de sponsoriser la réalisation d’un court-métrage qui a été filmé en utilisant uniquement le Sigma fp, d’une durée de 35 minutes. Ce dernier sera projeté lors d’un festival – comme le Festival de Cannes – ce qui signifie qu’il ne peut pas encore être présenté au public. Pour le moment, ce film est donc confidentiel, mais une fois que nous connaitrons les résultats du festival nous pouvons le publier en ligne.
Fin février, vous avez annoncé personnellement que le boîtier plein format Foveon aurait encore du retard. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?
Kazuto Yamaki : il y a deux raisons pour lesquelles nous avons dû retarder le lancement de ce boîtier hybride plein format à capteur Foveon. La première est que nous avons trouvé des erreurs dans le design du capteur Foveon avec les prototypes. Nous devons donc corriger ces problèmes.
Sigma : l’hybride plein format à capteur Foveon est de nouveau retardé et ne sortira pas en 2020
D’autre part, nous avons fait appel à un nouveau fournisseur pour la fabrication des capteurs. Comme vous le savez, Foveon conçoit ces capteurs plein format, mais ne dispose pas d’usines de fabrication. Jusqu’aux capteurs actuels, Foveon travaillait avec des fournisseurs existants. Mais étant donné qu’il s’agit ici de capteurs plein format, nous avons débuté la collaboration avec une société aux États-Unis. Cette dernière n’ayant encore jamais produit de capteur plein format Foveon, le transfert de technologie de la production entre notre ancien fournisseur et cette entreprise a pris plus de temps que prévu, ce qui explique le retard du développement de ce capteur Foveon.
« Nous prévoyons de finaliser le développement et de lancer cet appareil Foveon au mieux à l’été 2021. »
En prenant en compte ces différents aspects, nous prévoyons de finaliser le développement et de lancer cet appareil Foveon au mieux à l’été 2021, mais cela peut également être repoussé à 2022 si nous rencontrons des difficultés.
La conception et la fabrication de prototypes du capteur prennent beaucoup de temps, notamment dans la fabrication du wafer [une plaque de silicium gravé à partir de laquelle est créé le capteur, NDLR]. Nous travaillons en cycles d’environ 3 mois. Nous testons un prototype et nous apprenons de ses défauts pour améliorer le prototype suivant. C’est un processus qui prend beaucoup de temps.
Pourquoi Sigma considère-t-il que le capteur Foveon est meilleur que les autres ?
Kazuto Yamaki : nous pensons toujours que les capteurs Foveon sont capables de produire de meilleures photos que les capteurs à matrice de Bayer. À titre personnel, j’utilise des boîtiers à capteur Foveon depuis la sortie du Sigma SD9 (sorti en 2003, NDLR). La plupart des photos de mes enfants ont été réalisées avec des boîtiers dotés d’un capteur Foveon.
Le rendu des textures et des couleurs est, de mon point de vue, bien meilleur avec un appareil à capteur Foveon qu’avec un capteur à matrice de Bayer. Bien sûr, il a aussi ses points faibles, comme les performances à ISO élevé. Mais lorsqu’il y a suffisamment de lumière vous pouvez obtenir une meilleure qualité d’image.
« Pour Sigma, il est très important de différencier nos appareils de la concurrence. »
Pour Sigma, il est très important de différencier nos appareils de la concurrence. Si nous faisions un appareil qui ressemble à un hybride Nikon Z, Sony Alpha ou Canon EOS R, je pense que personne ne l’achèterait.
Pour nous, introduire quelque chose d’unique dans nos caméras est quelque chose de très important. Ainsi, le Sigma fp est unique de par sa compacité, sa modularité, et ses performances en mode vidéo. Ainsi, le capteur Foveon est l’une des technologies qui nous permet de différencier nos appareils de ceux de la concurrence.
Peut-on considérer que cet appareil à capteur Foveon sera davantage pensé pour la photo que pour la vidéo ?
Kazuto Yamaki : oui, les appareils à capteur Foveon sont principalement pour la photographie.
Nous avons constaté que l’objectif Sigma 24-70 mm f/2.8 DG DN Art est toujours en réapprovisionnement : comment cela se fait-il ?
Kazuto Yamaki : oui, la demande est très forte pour cet objectif. Il a reçu d’excellentes critiques dans le monde entier, les performances sont les meilleures dans sa catégorie, ou au moins au niveau des meilleures optiques et il est vendu à un tarif assez abordable [environ 1200 €, NDLR], ce qui explique sans doute qu’il soit autant plébiscité.
Sigma 24-70 mm f/2.8 DG DN Art : tarif agressif en montures Sony E et L
Pour l’heure, la demande excède largement notre capacité de production – un point que nous sommes justement en train de résoudre. Mais ceci prend beaucoup de temps, notamment pour réaliser de nouvelles lignes de fabrication, former le personnel pour la fabrication des optiques – sans faire baisser la qualité pour autant.
« Nous n’avons pas pour objectif d’augmenter nos capacités de production, car le marché est en déclin. »
Nous sommes en train de construire un nouveau bâtiment dans notre usine à Aizu et celui-ci sera terminé aux alentours du mois de juin ou de juillet prochain. Nous n’avons pas pour objectif d’augmenter nos capacités de production, car le marché est en déclin.
Pour accroître la qualité de nos optiques, nous avons investi dans le processus de fabrication. Nous utilisons de nouvelles machines beaucoup plus précises pour fabriquer et polir les verres de nos objectifs. La chaîne de production s’est ainsi étendue car à chaque étape, nous vérifions les performances de chaque groupe optique – le MFT – ce qui nécessite des machines de vérification volumineuses. En conséquence, nous n’augmentons pas directement notre capacité de production mais nous avons besoin de bâtiments plus grands, ce qui explique la construction de ce nouveau bâtiment.
Sigma est-il affecté par le coronavirus ?
Kazuto Yamaki : pour l’instant, notre usine n’est pas impactée par le coronavirus. Comme vous le savez, nous fabriquons tous nos produits au Japon. Nous avons plusieurs fournisseurs, mais ces entreprises sont toutes japonaises.
Cependant, certaines d’entre elles utilisent des composants qui sont fabriqués en Chine. Ce ne sont pas des composants majeurs ; cependant, si un élément est manquant, nous ne pouvons pas finaliser la fabrication de nos objectifs. De cette manière, notre production pourrait être affectée aux alentours de mars ou avril. Nous travaillons d’arrache-pied pour obtenir des composants en amont et éviter des problèmes d’approvisionnement.
En Chine, certaines usines n’ont pas pu rouvrir [au moment où s’est tenue l’interview, NLDR] ou connaissent des problèmes de livraison. Ainsi, les liaisons entre la Chine et le Japon par avion sont très compliquées en ce moment.
Pour l’heure, aucun de nos employés n’a contracté ce virus. Néanmoins, si un employé l’attrape, nous risquons de devoir fermer l’usine pendant un certain temps. Aussi, à partir de lundi prochain [lundi 2 mars, NDLR], les écoles seront fermées sur recommandation du gouvernement japonais. Nous sommes ainsi en train de nous renseigner sur le personnel qui devra rester à la maison pour la garde des enfants et de quelle manière cela impactera nos capacités de production.
Visite d’usine : la fabrication des objectifs Sigma à Aizu, Japon
Quelle est votre opinion sur le marché de la photographie ? Selon vous, comment va-t-il évoluer en 2020 ?
Kazuto Yamaki : je pense que le marché risque de se contracter davantage en 2020. Le marché des appareils à objectifs interchangeables – hybride et reflex – décline depuis 2012. Selon moi, il risque d’atteindre son plus bas niveau en 2021, pour se stabiliser par la suite.
Cependant, Sigma se porte bien et nos ventes sont en croissance ces huit dernières années – même si le marché des objectifs représente en 2019 et en volume la moitié des ventes de 2012. Nos objectifs récents de la série ART ont su trouver leur public et ont reçu un très bon accueil dans le monde entier. Nous sommes donc chanceux d’avoir pu accroître nos ventes.
« Nous devons continuer de fournir des produits et des optiques innovants au public. »
Cependant, cela devient plus difficile pour nous de croître encore davantage ; ainsi, je ne suis pas très optimiste sur le futur. Je ne pense pas que nous pourrons continuer à croître de la même manière que les huit dernières années. Les ventes d’optiques pour reflex risquent de diminuer considérablement : ceci représente donc un véritable défi : nous devons continuer de fournir des produits et des optiques innovants au public.
Avez-vous l’intention de lancer de nouvelles optiques pour les montures Canon RF et Nikon Z ?
Kazuto Yamaki : il m’est difficile de répondre à cette question (rires). J’espère que nous pourrons lancer des optiques pour ces montures car de nombreux clients nous demandent de fabriquer des optiques pour les montures Nikon Z et Canon RF. Cette demande augmente en ce moment mais nous sommes toujours en train d’évaluer les opportunités sur ces deux marchés.
Sony a dévoilé aux autres constructeurs son protocole de communication entre ses boîtiers et les optiques : nous avons dû signer un accord.
De leur côté, Nikon et Canon n’ont pas encore ouvert le protocole de leurs optiques donc nous devons faire des recherches techniques par nous-mêmes pour produire des objectifs pour les montures Z et RF.
Quels sont les retours sur la L-Mount Alliance de la part de vos clients ?
Kazuto Yamaki : les retours sont globalement très positifs mais en termes de part de marché les résultats ne sont pas aussi bons que nous l’avions espéré. Mais je pense qu’il est encore trop tôt pour évaluer les ventes, puisque nous avons débuté la L-Mount Alliance il y a environ 1 an et demi. Selon moi, il faut entre 3 et 4 ans pour voir réellement si ce système trouve son public ou non.
La « L-Mount Alliance » : le partenariat officiel qui lie Leica, Sigma et Panasonic à la monture L
« Il faut qu’il y ait davantage d’optiques pour la monture L. »
Il faut qu’il y ait davantage d’optiques pour la monture L – donc je pense que d’ici 3 ou 4 ans nous aurons un écosystème qui pourra être très intéressant pour les photographes, car chaque membre de l’alliance possède son propre caractère : Leica est une marque très premium dans le monde de la photo, Panasonic possède la technologie la plus avancée, notamment en termes de capture vidéo, tandis que Sigma est une société unique, qui tente toujours de se différencier des autres.
Chaque société dispose de ses propres produits, qui sont tous compatibles avec les boîtiers et optiques des uns et des autres. De ce point de vue, ce système pourrait donc devenir extrêmement attractif pour les utilisateurs.
Donc s’il vous plaît, attendez de voir les produits que nous allons prochainement annoncer (rires) !
Merci à M. Yamaki d’avoir répondu à nos questions. Nous tenons également à remercier l’équipe de Sigma France pour avoir rendu possible cette interview malgré l’annulation du CP+ à Yokohama.