En marge du Salon de la Photo et à l’occasion du lancement du Leica M EV1, nous avons rencontré Cyril Thomas, directeur général de Leica Camera France. L’occasion d’évoquer la santé de la marque, le succès des gammes Q et M, la philosophie du nouveau M à viseur électronique et les perspectives d’évolution du système Leica M. Place à l’interview.

La grande nouveauté de cette fin d’année pour Leica, c’est le M EV1. Quelle est la philosophie de ce produit ?
Nous avons pris la décision d’étendre la gamme M avec le M EV1. Il a l’esthétique d’un M, c’est complètement un M, mais avec une visée électronique.
Le M mécanique reste un appareil très puriste, manuel, parfois difficile d’accès pour un nouvel utilisateur. J’ai eu mon premier M quand j’habitais en Asie, dans les années 97-98, un M6, et je me souviens m’être dit : « waouh, c’est quand même un peu compliqué ». Entre le télémètre, la mise au point et les réglages manuels, cela peut rebuter certains. Maintenant on peut être en semi-automatique, mais le témétre est compliqué pour certaines personnes.
Avec le M EV1, on ne veut pas remplacer le M, on vient rajouter un boîtier dans la série. Mais M en allemand, c’est Messsucher, ça veut dire télémètre. Donc, on pourrait questionner cela. Mais on a décidé de continuer à l’appeler M parce qu’il a la monture M. Et maintenant, on instaure, avec le M EV1, une visée électronique dans le M.
Ce boîtier va permettre à beaucoup d’utilisateurs, notamment de SL ou de Q, intéressés par le M mais réfractaires au télémètre, de passer aussi sur le M. C’est une porte d’entrée beaucoup plus facile à appréhender.
Est-ce que ce n’est pas un pari un peu risqué de sortir cette série. Parce qu’on va dire, vous avez déjà quelque chose qui est 100% automatique avec le Q, 100% manuel avec le M. Là, on est un peu entre les deux
Pas vraiment. Pour certaines personnes, notamment avec l’âge et en faible lumière, le télémètre devient plus difficile à utiliser. En testant le M EV1 en basse lumière, sur un sujet en mouvement, j’ai trouvé ça d’une grande simplicité.

Mais attention : il est hors de question de remplacer le M à télémètre mécanique. On complète la gamme. Certains préféreront le télémètre, d’autres la visée électronique, d’autres encore utiliseront les deux. Nous n’arrêterons jamais la ligne de produit du M télémétrique mécanique. C’est une certitude. Nous sommes très puristes là-dessus.
Le M (Type 240) faisait de la vidéo. À partir du M10, nous avons volontairement retiré cette fonction pour conserver la pureté du concept. Le M doit rester l’incarnation de l’excellence Leica.
Est-il envisageable d’avoir un viseur à la fois télémétrique et électronique ?
Pas sur cette version. Pour l’avenir, je ne sais pas. Quand on pense à l’évolution du M, on peut imaginer beaucoup de choses. Pour le moment, nous avons une visée électronique qui fonctionne très bien.

L’un des attraits du télémètre est de pouvoir voir en dehors du cadre. Qu’en est-il ici ?
Si l’on ouvre les deux yeux, on voit en dehors du cadre (grâce au décalage du viseur sur la gauche, NDLR]. Mais bien sûr, avec une visée électronique, on ne voit que l’image : c’est un M qui voit à travers l’optique, et non plus un M à télémètre mécanique.
Qu’est-ce que le viseur électronique du M EV1 peut apporter à la conception des optiques ?
Vous avez peut-être remarqué que nous développons de plus en plus d’optiques M avec une distance minimale de mise au point plus rapprochée — 30, 35 ou 40 cm — alors qu’avec le télémètre mécanique, la limite était de 70 cm.
Avec notre viseur électronique [le Visoflex, NDLR], et encore plus avec le M EV1, il devient possible de faire la mise au point en dessous de 70 cm, d’ouvrir le champ des possibles. Cela signifie aussi de nouvelles optiques, qui n’auraient pas pu exister auparavant à cause de cette limitation.
On peut imaginer des objectifs plus longs : pourquoi pas un 180 mm sur un M, puisque maintenant on regarde à travers l’optique ? Aujourd’hui, la majorité des utilisateurs de M mécanique travaillent avec des 35, 50 ou 28 mm, parfois du 75 mm ou du 24 mm, mais principalement ces trois focales.

Demain, avec la visée électronique, on peut envisager davantage de diversité [en termes d’optiques sur la monture M, NDLR]. Et certaines optiques déjà existantes, comme le Tri-Elmar 16-18-21 mm f/4 ASPH, qui n’est pas un zoom, mais bien trois focales, et c’est absolument magnifique, sans déformation, deviendront encore plus recherchées.
Nous avons aussi le 90 mm f/2 APO-Summicron-M ASPH, qui est juste superbe. Avec un M EV1, il sera très facile à utiliser.
Cette année, Leica fête aussi les 100 ans du Leica I. Que représente cet anniversaire pour vous ?
Pour nous, c’est une année extraordinaire. Il y a 11 ans, nous avions déjà célébré les 100 ans de Leica. Cette fois, nous fêtons les 100 ans de la photographie Leica, car en 1914, Leica a développé le Ur Leica, qui était le premier appareil photo argentique au format 24×36.

Nous n’avons pas inventé le format, mais le premier appareil photo utilisant ce format. Et 1914, c’est bien sûr la Première Guerre mondiale, donc tout ça a pris du temps. En 1925, on a sorti le Leica 0, qui était le premier appareil de série, mais pour lequel il n’y a eu que 23 ou 24 exemplaires. Il a été rapidement suivi par le Leica I, qui était vraiment le premier appareil de série en format 24×36.

Et ce boîtier a marqué une révolution dans la photographie : on est passé des appareils sur trépied, ces grosses boîtes, que l’on voit par exemple dans les westerns, à la photographie de rue. Le Leica I a ouvert le champ des possibles.
Nous fêtons cet anniversaire avec de nombreuses expositions et événements à travers le monde, notamment le Leica Tour en France, qui est passé à Paris, à Bordeaux, et dans d’autres villes début 2026. Et quand on y pense, le 24×36 reste aujourd’hui le format de référence [le plein format. NDLR] pour les capteurs numériques — c’est une belle continuité.
Si l’on regarde les derniers chiffres, Leica semble afficher une excellente santé financière. À quoi l’attribuez-vous ?
La marque Leica est très forte et a toujours été culte. C’est une entreprise qui a 175 ans d’existence mais nous avons des lignes de produits très logiques, claires, et de très beaux produits, bien faits.

Le M est complètement unique, c’est le côté culte de Leica. Le Q, avec le Q3, le Q3 43 et le Q2 Monochrom, est aussi un produit star chez Leica. Et le SL se développe de plus en plus.
Nous savons que le SL est en concurrence directe avec beaucoup d’autres marques, mais notre boîtier est très intéressant. C’est vraiment un beau produit, très bien fabriqué.
Le SL3 est plus orienté photo, mais il peut aussi être utilisé pour la vidéo. Le SL3-S, lui, a un capteur plein format de 24 Mpx, plus tourné vers la vidéo, mais qui reste aussi un excellent appareil photo. Le rendu du capteur combiné à celui des optiques crée une image au rendu très cinématographique.
Nous avons d’ailleurs de plus en plus de professionnels du cinéma qui nous disent qu’ils utilisent des caméras RED ou ARRI, mais qu’ils apprécient le SL3-S pour des productions à budgets plus restreints, tout en conservant ce rendu cinéma. Le SL3-S est un super boîtier à utiliser avec les optiques Leica.

Et nous développons de plus en plus d’optiques avec des signatures différentes : en plus des optiques APO, très léchées et définies, nous redéveloppons des optiques vintage, avec un look et une signature optique différente des APO ou des asphériques. Elles ont des rendus très doux, typiques des années 60-70. Bien sûr, nous avons corrigé certains défauts, mais en conservant cette signature particulière. C’est ça qui est intéressant chez Leica.

Chez Leica, quand on entre dans cet univers de signatures optiques, on peux très bien avoir trois 35 mm différents — un classique, un asphérique et un APO-asphérique — et les trois auront un rendu très différent.
Nous avons aussi d’autres familles de produits : le sport optique (jumelles, longues-vues, télémètres laser) qui marche bien, et de nouveaux segments comme la télévision et les projecteurs laser, également en développement.
Sur le périmètre France, Belgique et Luxembourg, de 2018 à 2025, nous avons multiplié le chiffre d’affaires par 2,5. Donc oui, ça va bien. Nous avons atteint une certaine taille et nous verrons ce que nous réserve l’avenir.
Entre les gammes M, Q et SL, laquelle fonctionne le mieux ?
Les systèmes M et Q représentent chacun environ 25 à 30 % du chiffre d’affaires. Ce sont donc les deux piliers de Leica. Le SL, lui, se développe rapidement. En valeur, cela signifie que nous vendons environ deux fois plus de Q que de M.

Pour le Q, on parle d’un système à part entière grâce à tous les accessoires disponibles. Mais cela reste un appareil compact plein format professionnel, avec des focales fixes : un 28 mm ASPH sur le Q3 et un 43 mm APO asphérique sur le Q3 43.
Est-ce que le succès du Leica Q s’explique par la présence de l’autofocus et du viseur électronique ?
Bien sûr. Le M, c’est une philosophie, une approche différente de la photographie. C’est un boîtier hyper intéressant : au premier contact, il peut sembler un peu ingrat, mais une fois qu’on l’a en main et qu’on apprend à l’utiliser, on fait les plus belles photos du monde – à la fois grâce au boîtier et à la signature des optiques M.
Est-ce qu’il y a un profil type d’acheteur Leica ?
L’audience s’est fortement rajeunie par rapport aux années 90. Aujourd’hui, nos clients sont exigeants. Ils s’attendent à des produits beaux et bien fabriqués. Et quand on les touche, on sent qu’ils sont faits dans la masse : on part d’un bloc de métal, d’alu ou d’autres matériaux, et on vient tailler dedans pour fabriquer le boîtier. On ne chauffe pas le métal, on ne le fragilise pas.

Ce sont aussi des gens qui recherchent quelque chose au niveau de l’image. J’aime dire que Leica se positionne là où d’autres marques pensent qu’il n’y a pas de marché. Oui, nous travaillons sur des volumes plus petits, nous adressons moins de personnes, mais nous cherchons l’excellence, aussi bien dans les produits que dans les services.

On se doit également d’offrir un service irréprochable. Quand un client investit 8 350 € dans un M11-P et entre 3 000 et 7 000 € dans une optique, il est en droit d’attendre un service à la hauteur de la marque. S’il y a le moindre problème, nous devons être là, et non renvoyer vers des répondeurs automatiques. Nous sommes des humains.
C’est une question de philosophie : le service doit être en ligne avec l’image de marque. Et la marque est sublime, historique – nous devons être à sa hauteur.
En parlant de service, faites-vous toujours les réparations au Leica Store Madeleine, à Paris ?
Oui, tout à fait. J’aimerais pouvoir faire 100 % des réparations en France, mais certaines machines nécessaires coûteraient trop cher ou prendraient trop de place. Nous pouvons déjà réaliser une bonne partie des réparations localement, aussi bien sur la photo que sur le sport optique.

Bien sûr, parfois, il faut renvoyer certains produits en Allemagne, mais tout ce que nous pouvons faire ici, nous le faisons, en offrant un service optimum.
Le segment des compacts experts à grand capteur s’est très densifié. Comment le Q3 parvient-il à se démarquer ?
Il est vrai que la concurrence s’est renforcée, mais nous avons été novateurs avec le premier Q1, et l’histoire continue avec le Q2 et le Q3. Quand on regarde les quantités vendues par cycle de vie sur chacun des produits, on observe que les ventes n’arrêtent pas d’augmenter, donc c’est un produit qui a énormément de succès.

Pourquoi ? D’abord, nous avons deux modèles : le Q3 28 mm ASPH et le Q3 43 mm APO ASPH, tous deux avec des optiques très bonnes. L’optique du 43 mm est carrément magique, je trouve. Ensuite, la qualité de fabrication est exemplaire et on peut tout contrôler directement sur le boîtier, ce que les photographes chevronnés apprécient.
Au final, c’est un boîtier plein format compact, ni trop léger ni trop lourd, extrêmement polyvalent, notamment grâce au capteur tri-résolution. C’est l’appareil à tout faire – facile à emmener partout. Voilà ce qui explique son succès.
Xiaomi a beaucoup communiqué sur son partenariat avec Leica. En quoi consiste-t-il réellement ?
Cette question relèverait davantage du siège en Allemagne, mais je peux en dire quelques mots. Dans les années 2010, le marché du compact s’est complètement écroulé avec l’arrivée des smartphones à appareils photo intégrés. C’est assez surprenant, parce que chez nous par exemple on a un D-Lux 8 qui marche très bien.
Maintenant, est-ce que je comparerais la qualité d’un D-Lux 8 avec un smartphone aujourd’hui ? Je pense qu’on est sur une qualité supérieure avec un D-Lux 8. Mais on s’est dit, nous, on n’est pas fabricant de téléphone. En revanche, on voit bien que tout le monde prend des photos à travers le monde.
Nous avons un centre de R&D commun avec Xiaomi en Allemagne, où nous travaillons sur les optiques, les capteurs et les algorithmes photo. Nous développons ensemble l’aspect photographique des appareils Xiaomi. Pour nous, c’est une façon d’être présents dans la photographie mobile, là où nous n’avons pas d’appareils propres.
Avez-vous des retours sur l’intégration de la norme Content Authenticity Initiative, au-delà du M11-P ?
Oui, les retours sont positifs, surtout de la part des photographes professionnels qui veulent protéger leurs images. C’est clairement un plus pour eux.

Merci à Cyril Thomas d’avoir répondu nos questions. Nous tenons également à remercier l’équipe de Leica France pour cette interview.
Pour en savoir plus, retrouvez tous nos articles sur Leica.



