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Tina Modotti © Abel Plenn

Zoom photographe : Tina Modotti, la révolte par l’image

L’œuvre de Tina Modotti a longtemps été considérée au travers du prisme de son entourage artistique et de l’influence d’Edward Weston. Désormais, sa fulgurante production artistique est reconnue pour sa contribution unique à la photographie des années 20.

Témoin des tumultes du XXe siècle, Tina Modotti a façonné une vision singulière, engagée et personnelle de la photographie en s’imprégnant des révolutions de son époque. De l’avènement du cinéma muet aux combats des populations indigènes mexicaines, de l’agitation communiste aux bouleversements de la guerre civile espagnole, son objectif a capturé les soubresauts d’une ère en quête d’identité et d’idéaux.

Photographe-activiste, Tina incarne une voix de changement, écho des luttes et aspirations de son époque forgeant son style au diapason de sa conscience politique.

Cartouchière, faucille et guitare, 1927 – © Tina Modotti, Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico

Provoquer le destin

Tina Modotti naît en 1896 à Udine, Italie, et dès l’âge de 14 ans, elle travaille comme ouvrière textile pendant plus de 12 heures par jour pour subvenir aux besoins de sa famille. Familiarisée avec la photographie par son oncle photographe, sa vie oscille alors entre des périodes de relative stabilité et de pauvreté, accentuée par le chômage de ses parents. Son père, d’abord simple sympathisant socialiste, devient progressivement un militant engagé.

À seulement 16 ans, en 1913, Tina quitte l’Italie et traverse seule océans et continents pour rejoindre son père et sa sœur établis à San Francisco dans l’espoir d’une vie meilleure.

Roses, 1924 © Tina Modotti, Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico

Alors que l’Europe est secouée par la Première Guerre mondiale, Tina, jeune mannequin cabine, s’intéresse au théâtre amateur et devient une figure émergente au sein de la communauté italienne de San Francisco. Déjà, sa liberté détonne dans son environnement puritain très conservateur. Malgré des débuts prometteurs dans l’industrie du cinéma muet, Tina Modotti préfère suivre sa conscience politique naissante plutôt que de se conformer à un milieu en plein essor où percent les inégalités.

Mains tenant un manche de pelle, vers 1926-1927 – © Tina Modotti, Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico

Liaisons artistiques

L’exposition universelle de Panama-Pacific organisée en 1915 à San Francisco ouvre à Tina Modotti les portes du monde artistique. Elle y rencontre Roubaix de l’Abri Richey, alias Robo, avec qui elle entame une liaison. Sous l’influence de Robo, Tina est introduite dans le cercle artistique, où elle découvre les œuvres d’Edward Weston.

Abel Plenni vers 1927 – © Tina Modotti, courtesy Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence

La relation entre Tina Modotti et Edward Weston, initialement basée sur la photographie, évolue rapidement vers une passion amoureuse lors d’une séance de pose, comme en atteste la correspondance qu’ils entretiendront toute leur vie. Tandis que Weston avait l’habitude de fragmenter les femmes en plusieurs clichés, il photographie Tina dans son ensemble, capturant son corps, mais aussi son esprit indépendant et révolté.

En 1923, poussée par Tina, le couple illégitime s’installe au Mexique et ouvre un studio photo. Weston laisse aux États-Unis sa femme et ses 3 enfants, qu’il ne quittera pour autant jamais véritablement. Malgré leur liaison, Tina conserve une certaine indépendance, acceptant son rôle d’amante en échange d’un apprentissage de la photographie.

Renaissance mexicaine et personnelle

Une décennie après la révolution mexicaine, le pays vibre d’une effervescence artistique sans précédent. Intelligentsia et communistes recherchent la compagnie du jeune couple. C’est le cas du peintre muraliste Diego Riviera dont Tina Modotti deviendra la photographe attitrée, mais aussi l’amante avant d’elle-même le présenter à Frida Kahlo.

Portrait de Diego Rivera réalisant une peinture murale, vers 1924-1925. © Tina Modotti, Collection Ricardo B. Salinas Pliego

Ses premières années au Mexique sont marquées par des natures mortes (cactus, fleur) et des portraits qui évoluent vers une esthétique sociale plus affirmée, pour offrir un nouveau visage à une certaine mexicanité aux origines indigènes. Avec son Graflex acquis en 1926, Tina Modotti s’affranchit du studio pour capturer la vie quotidienne mexicaine.

Aux célébrités et têtes pensantes de l’époque, Tina Modotti préfère le peuple mexicain. Son activité de portraitiste lui permet de financer un travail plus personnel. Elle réalise de nombreux portraits du Mexique au travail : vendeuses de marché, lavandière, porteurs de maïs, paysans… Elle évite la mise en scène, préférant capturer la réalité brute des rues. Elle qui a quitté le confort du studio retranscrit la vie des Mexicains, qu’ils fassent la queue devant la porte du prêteur sur gages, vendent des tortillas ou s’adonnent à la liesse des fêtes populaires.

Paysanne zapotèque portant une cruche sur son épaule, 1926. © Tina Modotti, Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico

En 1924, les clichés de Tina Modotti et d’Edward Weston sont exposés côte à côte. Bientôt, il sera aisé de distinguer la production photographique de chacun, car Tina Modotti s’affranchit de l’influence de son compagnon, préférant à leur recherche de l’abstraction une photographie plus incarnée et sociale. Si Weston revendique une photographie pure, plus esthétique, Tina désire ardemment produire une photographie qui montre la réalité sans se départir de son esthétique.

Sans titre (Marche politique avec banderole) vers 1928-1929 – © TIna Modotti, courtesy galerie Throckmorton Fine Art, New York

La percée de Tina Modotti dans le photojournalisme, au Mexique et à l’international, se fait rapidement grâce à la commande d’Anita Brenner pour son livre Idols Behind Altars publié en 1929. Le couple Modotti – Weston traverse alors le Mexique à la découverte de son patrimoine culturel et architectural.

Diego Rivera travaillant à une peinture murale dans la « Chapelle Riveriana » de l’Université autonome de Chapingo 1924-1927. © Tina Modotti, courtesy galerie Throckmorton Fine Art, New York

Entre 1923 et 1930, Tina Modotti émerge comme une figure majeure de la photographie sociale, fusionnant son engagement politique avec son art. Membre du Parti communiste mexicain dès 1927, son activisme se renforce. L’affirmation de son rôle de femme photographe est concomitante avec celle d’une identité mexicaine en pleine renaissance dans cette effervescence postrévolutionnaire.

Les allers-retours de Weston entre les États-Unis et le Mexique, conjugués à l’engagement radical de Tina, ébranlent leur relation. À la fin de l’année 1926, Edward Weston rentre aux États-Unis, Tina choisit de rester au Mexique. Malgré leur séparation, leur correspondance et le respect mutuel pour leurs travaux respectifs perdureront.

Homme portant une poutre, 1928 – © Tina Modotti, Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico

Une révolutionnaire dans le fond comme dans la forme

La photographie pour Tina Modotti est un moyen de connexion profonde entre l’esthétique et la réalité, malgré ses doutes omniprésents sur sa propre légitimité, comme en témoigne sa correspondance. Elle évite l’imitation de styles ou les artifices, privilégiant une esthétique soignée à la hauteur de son message.

Engagée et esthète, Tina Modotti saisit l’agitation d’un Mexique postrévolutionnaire avec un regard critique et une esthétique unique, capturant les inégalités et les mouvements sociaux. Mais comment obtenir des images fortes fidèles à ses principes esthétiques sans trahir ses idéaux ? Comment pratiquer une photographie sociale que le peuple puisse comprendre et s’approprier ?

Tina Modotti a alors l’intelligence de faire des symboles et des allégories son langage. Témoignant en un regard de ses convictions politiques et de l’émancipation du peuple mexicain, sa nature morte à l’épi de maïs, faucille et cartouchière est une démonstration limpide de l’idéal communiste. Le peuple y est invité à se saisir de sa liberté par le travail de la terre.

Ses photographies prises sur le vif documentent et façonnent non seulement l’identité mexicaine, mais aussi le rôle de la femme en pleine redéfinition. En mettant en lumière les plus défavorisées, Tina Modotti dénonce l’épuisement et le manque de dignité. Son féminisme, vécu plus que revendiqué, se reflète dans ses portraits de femmes engagées politiquement ou socialement.

Dans son reportage à Tehuantepec, la femme est le véritable sujet, rompant avec sa représentation comme seul objet de plaisir visuel et esthétique. Sur la pellicule de Tina Modotti, les femmes travaillent, s’engagent en politique, tiennent à bout de bras famille et communautés. Née femme dans l’Italie de la fin du XIXe puis éternelle immigrée, Tina Modotti a peut-être vu un peu d’elle dans ces portraits de femmes à qui rien n’est donné.

Femme de Tehuantepec portant un jicalpextle, 1929 – © Tina Modotti, courtesy galerie Throckmorton Fine Art, New York

Aux inégalités, à la misère des zones rurales et urbaines Tina Modotti oppose des percées d’émancipations féministes et des symboles du soulèvement des classes laborieuses contre un Mexique machiste en proie à la toute-puissance de la bourgeoisie. Ses photographies deviennent des témoignages d’espoir et de changements comme sa Femme au drapeau ou son Travailleur Lisant (1927).

Hommes lisant El Machete, vers 1929 – © Tina Modotti, Collection et archives de la Fundación Televisa, Mexico

L’exil 

En 1930, après avoir été exposée à la Bibliothèque nationale du Mexique et la publication de son Manifeste Photographique, Tina Modotti est accusée à tort d’un attentat contre le président Pascual Ortiz Rubio et expulsée du Mexique. Optant pour l’exil, elle choisit l’Union soviétique après un bref séjour à Berlin en 1931. Elle échappe ainsi aux persécutions du régime fasciste italien.

À Moscou, elle refuse une offre pour devenir photographe officielle de l’Union soviétique, préférant un rôle d’activiste politique et agent secret. Plus aucune photographie de Tina Modotti ne sera dès lors retrouvée.

Envoyée en Espagne par le parti communiste soviétique au milieu des années 30, elle coordonne l’action du Secours rouge international pendant la guerre civile espagnole. Elle s’implique corps et âme dans l’évacuation d’enfants, la gestion des hôpitaux militaires et les soins aux miliciens.

Mère et bébé à Tehuantepec, 1929 – © Tina Modotti, courtesy galerie Throckmorton Fine Art, New York

Sous divers pseudonymes, elle rédige des articles et participe à la diffusion de la propagande. En 1937, Tina Modotti contribue à l’organisation du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture en Espagne, y participeront André Malraux, Anna Seghers, Ernest Hemingway, Alexis Tolstoï, Robert Capa et Gerda Taro.

En 1939, la défaite républicaine pousse Tina Modotti à traverser les Pyrénées aux côtés des exilés. De nouveau contrainte au départ, elle regagne Mexico avec son compagnon du moment Vittorio Vidali, un agent secret et politicien communiste italien.

Lasse de la politique, désapprouvant le pacte germano-soviétique et peut-être allégée de certaines de ses illusions, Tina Modotti vit sous un nom d’emprunt, Carmen Gruss, et se consacre principalement aux plus démunis.

La fierté pour héritage

Tina Modotti succombe à une crise cardiaque le 5 janvier 1942, à 46 ans, dans un taxi la conduisant à l’hôpital. Quelques mois auparavant, elle avait acheté un appareil photo et pris quelques clichés, qu’elle brûlera à l’arrestation de son compagnon, par crainte que ses tirages compromettent leur sécurité.

Sur sa tombe, ce sont les mots du poète et ami Pablo Neruda qui invitent le visiteur à se recueillir en songeant à la fulgurance de sa vie riche de passions et de talents.

Sa photographie sociale et humaniste, exempte de misérabilisme, a influencé Dorothea Lange ou encore Walker Evans. Photographe italienne devenue une icône de la photographie mexicaine, Tina Modotti a ouvert la voie à une photographie fière et revendicatrice de l’identité mexicaine, inspirant des artistes comme Manuel Álvarez Bravo et Graciela Iturbide.

Bien que son nom ait été oublié jusqu’aux années 1970, en 1993, une photographie de Tina Modottu vendue aux enchères devient la plus chère de son époque. Chaque année, de nouveaux clichés viennent enrichir un fonds initial de près de 400 photographies attribuées à Tina Modotti.

Il aura fallu six ans de recherche pour préparer L’oeil de la révolution, sa première grande rétrospective française au Jeu de Paume, exposant près de 240 tirages de cette photographe anticonformiste, aux côtés de revues d’époque et de documents d’archives.

Loin de l’image romantique d’une muse d’Edward Weston à la découverte du folklore mexicain, Tina Modotti y est présentée comme une citoyenne du monde engagée, confrontée à une époque tumultueuse. Courte, mais fulgurante, sa carrière à l’image de sa vie fait exemple de courage et d’intensité.

Vous pouvez retrouver ce zoom photographe dans Revue EPIC #14.