© Thierry Choquard

Interview Éric Bouvet : « J’ai été subjugué par la roche et la glace »

Photojournaliste de terrain pendant de nombreuses années, Éric Bouvet s’attache aujourd’hui à témoigner de ses pérégrinations montagneuses à la chambre photographique. Comme en témoignent ses images en noir et blanc texturées à la frontière du pictural, Éric Bouvet s’inscrit dans la grande lignée des photographes alpinistes, tout en offrant par son esthétique frôlant l’abstraction un regard neuf sur le genre.

La Galerie Polka exposait jusqu’au 16 mars 2024 la série « Élévations » d’Éric Bouvet ; c’est dans ce cadre que nous avons pu nous entretenir avec lui. Place à l’interview.

«Aiguille de Leschaux, de la République, de Grands Charmoz et du Grepon» © Éric Bouvet / Courtesy Polka Factory

Avec « Élévations », vous passez des zones de conflit au massif alpin, du photojournalisme de guerre à la photographie de paysage, jusqu’à approcher l’abstraction. Pouvez-vous nous parler de ce passage, tant dans votre pratique que d’un point de vue esthétique ?

Le photojournalisme m’a préoccupé pendant des décennies. La crise de la presse, l’arrivée du numérique ont fait qu’il m’a fallu me poser quelques questions si je ne voulais pas disparaître. Ce fut un mal pour un bien, car ces facteurs m’ont ouvert les yeux sur bien d’autres possibilités de photographier.

Au point où je pense qu’un travail d’auteur, une série de portraits, un documentaire voir de la photographie contemporaine sont un moyen d’informer… donc les ponts sont jetés. Le photojournalisme, oui, c’est tout cela. J’ai un peu exploré ces différentes manières de travailler, c’est extrêmement enrichissant cette l’ouverture sur l’autre : s’interroger, douter, et toujours aller vers l’autre… 

© Éric Bouvet

Vous ne faites pas le choix de la facilité : vous montez sur les massifs avec une chambre photographique lourde et encombrante. Pourquoi ce choix contraignant ? Qu’est-ce que ça vous permet photographiquement parlant ?

Au début, j’ai proposé un sujet sur les glaciers qui sont les gendarmes du climat, mais personne n’en voulait. Ce n’était pas assez classique, pas assez « beau sujet couleur numérique qui claque ». Il était évident que ça ne servait à rien de faire du numérique couleur, il y a d’excellents photographes de montagnes dont je n’arrive pas à la cheville. 

«Dôme de Miage» © Éric Bouvet / Courtesy Polka Factory

Par conséquent, je suis allé vers la chambre et le papier comme support, notamment pour rappeler les photographes alpinistes des années 1850 qui utilisaient du calotype (l’ancêtre du papier direct). Au moins, je suis presque sûr que ce travail va être unique pour un certain temps, au regard des difficultés que j’ai rencontrées pour obtenir un tel résultat.

© Éric Bouvet

Si cela rapportait de l’argent, nous serions plus nombreux à faire ce genre de travail ! Sur tous mes sujets, je cultive une différence, c’est primordial. J’aime le fait de m’investir dans ce que je fais. Je suis né juste après la Deuxième Guerre mondiale, mes parents l’ont vécue, mes grands-parents en ont vécu deux. Je les ai vu travailler dans l’esprit qu’un salaire se mérite, et que le travail se respecte.

© Éric Bouvet

Et puis 35 ans de news, cela ne fait pas par-dessus la jambe, c’est un véritable engagement. En tant que journaliste vous vous devez d’être honnête, vous avez non seulement une obligation vis-à-vis des lecteurs, du public, mais aussi vis-à-vis de l’Histoire.

Les images servent dans les livres d’histoires des collèges et lycées, mais sont également achetées par des musées pour rester – ce qui est le plus important. Je suis fier d’avoir été un serviteur de l’Histoire. Cela fait 30 ans que je cavale sur le massif du Mont-Blanc. Pour ce livre, j’ai travaillé presque 5 ans.

© Éric Bouvet

Sur vos photographies, on verrait presque la neige disparaître et laisser la roche à nu. À quel point ce projet est-il lié au changement climatique ?

Merci de cette remarque. J’ai été subjugué par la roche et la glace. L’un vivant des millions d’années, l’autre ne faisant que passer en fonction des glaciations et des réchauffements. Nous, nous passons bien plus vite. J’avais donc beaucoup de respect là-haut pour la matière.

Au-dessus de 2500 mètres, quand il n’y a plus de vert, plus d’herbe, plus d’arbres. Vous êtes dans un univers où il n’y a plus de sécurité. Si la météo s’en mêle, le danger arrive très rapidement. C’est dantesque. J’ai eu parfois peur ; mais ce furent aussi des frissons d’émotion, tant les lumières se mariaient avec cette roche ancestrale et prenaient des airs de création de cette planète.

© Éric Bouvet

Vos tirages, dont la surface semble parfois altérée, laissent également apparaître les bordures de vos négatifs. Est-ce important pour vous de les laisser visibles ?

Oui c’est la signature de la chambre grand format. Et puis mon œil a été éduqué avec des Riboud, des Cartier-Bresson, etc., cette génération qui gardait le cadre noir.

Une exposition à la Galerie Polka, une publication aux éditions Photosynthèses… on est loin d’une certaine spontanéité que pouvait offrir votre travail de photojournaliste. Comment avez-vous appréhendé cette autre temporalité ?

Suite à mon arrêt avec la presse (à mon corps défendant), j’ai utilisé des chambres grand format, ce qui permet de travailler différemment. Autre démarche, autre univers, autre marché… de toute manière, pas le choix : il faut trouver des solutions pour continuer…

© Éric Bouvet

Quelle sera votre prochaine élévation ?

Au niveau zéro altitude, puisque j’entame (du moins, j’essaye) un sujet littoral.

Quel est votre premier souvenir de photographie ?

Ce n’est pas un souvenir photographique, mais télévisuel : certainement ce qui m’est resté dans un coin de ma tête et m’a amené à faire ce métier. C’est l’alunissage d’Apollo 11 en 1969. Mes parents m’ont réveillé pour regarder cet événement incroyable sur ce petit écran en noir et blanc. L’impact historique, la force de l’image, les mots d’Armstrong… C’était d’une telle force.

La première que j’ai faite ? C’était du format 110 dans un Instamatic Kodak des années 60, je crois, une photo de famille.

© Thierry Choquard

Merci à Éric Bouvet d’avoir répondu à nos questions. Nous tenons également à remercier Anaïs Raffin de la Galerie Polka d’avoir rendu possible cette interview.