Interview de Kazuto Yamaki (PDG de Sigma) à Arles : « Petit, je n’étais pas très intéressé par la photographie »

Durant la semaine d’ouverture des Rencontres de la Photographie d’Arles, le fabricant d’objectifs et d’appareils photo Sigma était présent avec une double exposition photographique des artistes Alexis Berar et Robin Jafflin. Dans une ruelle calme, l’espace d’exposition a également été l’occasion pour nous de rencontrer à nouveau Kazuto Yamaki, le PDG de Sigma Corp, qui réalisait une tournée européenne des revendeurs.

Sous l’ombre d’un arbre et dans une ambiance (toujours) décontractée, nous lui avons posé quelques questions liées à la place de la photo dans sa vie, de l’importance d’une conception optique rigoureuse, de la demande pour les optiques reflex, de la stratégie de recrutement de Sigma ainsi que des développements du prochain capteur Foveon sur fond de pénurie de semi-conducteurs.

Place à l’interview.

Bonjour Yamaki-san. Nous sommes ici à Arles, haut lieu de la photographie en France. Pouvez-vous nous dire quelle place a la photographie dans votre vie ?

Kazuto Yamaki : Sigma est une entreprise familiale. Lorsque j’étais un petit enfant, mon père m’a toujours dit que j’allais reprendre son entreprise. Dès mon plus jeune âge, j’ai donc compris que la photographie serait mon métier à l’avenir. Pour être honnête, je n’étais alors pas très intéressé par la photographie. Peut-être parce que c’était l’entreprise de mon père. J’ai essayé de rester à l’écart de la photographie : j’étais plutôt intéressé par le sport, la musique et des choses comme ça.

Sigma aux Rencontres d’Arles 2022 – Exposition Robin Jafflin

Mais après avoir obtenu mon diplôme [de gestion d’entreprise. NDLR], j’ai rejoint Sigma et j’ai appris beaucoup de choses. Dès que j’ai commencé à travailler pour Sigma, j’ai réalisé que la photographie pouvait être intéressante. Tout d’abord, c’est très amusant de prendre des photos, et vous pouvez également créer un certain lien avec la culture d’un pays. La photo n’a pas une aussi longue histoire que le dessin, la peinture ou la musique, mais avec près de 200 ans d’histoire elle fait partie de notre culture moderne.

La photographie n’est pas juste un business pour moi, c’est une activité qui revêt un aspect culturel fort. C’est ce qui me motive à poursuivre notre activité.

Ensuite, je me suis marié et j’ai réalisé qu’il était intéressant de prendre des photos de la famille, au-delà de l’art photographique.

Quel type de photos aimez-vous ?

Kazuto Yamaki : Pour ma part, j’aime la photographie de rue : photographier les gens avec un arrière-plan urbain ou un paysage. Mais j’aime surtout voir les gens. J’ai partagé quelques images sur Twitter il y a un an parce que tout le monde devait rester à la maison. Je ne pouvais pas aller au bureau à cause de la pandémie de Covid. Je voulais créer un lien et encourager les gens à prendre plus de photos. Je ne suis pas très douée pour la photo, mais je voulais encourager les gens à rester connectés par la photographie. C’est pourquoi j’ai partagé certaines de mes mauvaises images sur Internet (rires).

L’un des thèmes abordés lorsque je prenais des photos à cette époque était la lumière. Pendant la période du Covid, le monde était vraiment gris et je voulais que les gens regardent la lumière ou la partie lumineuse du monde.

Pensez-vous que la conception des objectifs et des appareils photo influence la façon dont les gens prennent des photos ?

Kazuto Yamaki : Oui, je le pense. Les différents types d’appareils photo inspirent les photographes. Mais ils nous influencent aussi. C’est une relation à double sens. Les photographes nous influencent et déterminent le type d’appareil ou d’objectif que nous fabriquons. Et aussi, si nous avons de tout nouveaux équipements et objectifs avec un nouveau concept, cela inspire les photographes.

Sigma aux Rencontres d’Arles 2022 – Exposition Alexis Berar – Petites cosmogonies montagnardes

Par exemple, nous avons eu un appareil photo à capteur Foveon avec une image très nette et de haute fidélité. Ce capteur inspire réellement certains photographes dans le monde. Je pense que c’est une stimulation à double sens.

Actuellement, Sigma développe de nombreux objectifs dans la gamme Contemporary pour les appareils mirrorless, comme les nouvelles focales fixes et zooms tels que le 16-28 mm f/2,8. La série Art est-elle toujours pertinente pour les photographes ?

Kazuto Yamaki : Bien sûr. Notre objectif est d’élargir la gamme de produits dans chaque segment : Art, Sports et Contemporary. Il peut sembler que nous nous concentrons davantage sur la gamme Contemporary, mais nous allons sortir davantage d’objectifs dans les gammes Art et Sports.

[Depuis cette interview, Sigma a dévoilé deux nouvelles focales fixes de la série Art. NDLR]

La raison pour laquelle nous avons plus d’objectifs Contemporary actuellement est qu’il y a plus de demande pour un système hybride compact. À l’époque des reflex numériques, la demande des clients était plus ciblée. Après l’arrivée des systèmes mirrorless sur le marché, je pense que la demande des consommateurs s’est diversifiée. Comme les utilisateurs de boîtiers Fujifilm, qui aiment vraiment les systèmes compacts. Et aussi les utilisateurs de Sony.

Par contre, quand il s’agit de Nikon Z 9 ou du système Canon EOS R, leur système est un peu plus encombrant, donc leurs utilisateurs sont plus flexibles en termes de taille de l’équipement.

À l’avenir, nous aurons besoin de plus de produits pour répondre à la demande diversifiée des clients.

Avez-vous encore de la demande pour des objectifs reflex ?

Kazuto Yamaki : Oui, la demande d’objectifs pour reflex numériques existe toujours. La demande de boîtiers reflex est peut-être en forte baisse, mais elle existe toujours. Je crois savoir que les gens utilisent toujours les appareils photo reflex numériques et recherchent de nouveaux objectifs.

En fait, en termes de qualité d’image, il n’y a pas beaucoup de différence entre les reflex numériques et les appareils photo sans miroir. Il y a peut-être une différence pour la vidéo. Mais pour ce qui est de la photographie, il n’y a pas tant de différence que cela. Pour moi, il est tout à fait logique que de nombreux photographes utilisent encore des appareils reflex.

Quelles sont les priorités actuelles de Sigma en tant qu’entreprise ?

Kazuto Yamaki : Tout d’abord, en tant que PDG, ma première mission est de satisfaire tous les besoins des photographes. Nous devons investir davantage dans notre technologie pour fournir des produits de meilleure qualité. C’est ma première priorité. La deuxième priorité est de rendre nos employés et nos partenaires commerciaux heureux. C’est très important, pour poursuivre notre activité et améliorer continuellement nos capacités.

Nous ne licencions jamais personne, c’est mon souhait, même lorsque les affaires sont difficiles. L’entreprise a connu des périodes fastes et des périodes difficiles. Mais malgré cette situation, j’aime garder les employés dans l’entreprise s’ils souhaitent rester, créer une bonne équipe et faire un bon travail ensemble, tout en partageant les bénéfices de l’activité.

D’ailleurs, notre usine est située dans une zone très éloignée, dans la campagne japonaise. Là-bas, la population diminue très rapidement depuis 20 ans. Sans notre usine, la ville pourrait disparaître à l’avenir. Pour cette région, il est très important d’avoir une usine qui fonctionne et de garder les gens au travail. C’est l’une de mes missions importantes.

J’ai une question au sujet des objectifs Sigma pour monture Fuji X. Vous les avez déjà conçus pour les monture APS-C Sony E et Micro4/3. Que faut-il faire pour adapter des objectifs existants à une nouvelle monture ?

Kazuto Yamaki : Nous devons bien sûr modifier la partie mécanique pour l’adapter à la monture Fuji. Mais ce n’est pas le plus difficile. La partie la plus importante est le logiciel, que nous devons développer à partir de zéro. C’est un processus qui prend du temps. Maintenant que nous avons ce système, nous pourrons aller plus vite pour sortir un nouveau produit.

Le mois dernier, nous nous sommes agrandi et avons déménagé dans un nouveau bureau à Tokyo, dans la ville de Kawasaki. Nous avons dû déménager parce que nous n’avions pas assez d’espace pour les ingénieurs logiciels que nous devons embaucher. Les logiciels sont plus complexes qu’avant, donc nous avons besoin de plus de personnes.

C’est amusant que vous parliez de cela. Je pense qu’aujourd’hui, les fabricants d’objectifs doivent se concentrer de plus en plus sur les logiciels pour construire des objectifs plus légers tout en conservant une bonne qualité d’image.

Kazuto Yamaki : Ce n’est pas vrai. La conception optique est toujours plus importante. Pour concevoir un bon objectif, nous devons prendre en compte de nombreux éléments. Il existe de nombreuses aberrations. Un logiciel ne peut pas corriger toutes les aberrations. Il fonctionne très bien pour corriger la distorsion et le vignettage, c’est tout. Il ne peut pas corriger l’aberration asphérique, le coma, l’astigmatisme, les aberrations chromatiques latérales et longitudinales ou d’autres aberrations.

La bonne nouvelle, c’est que la correction de la distorsion et du vignettage par logiciel est très efficace pour maintenir la taille compacte de l’objectif. Pour les autres aberrations, nous devons les corriger de manière optique. Nous investissons toujours beaucoup dans la technologie optique, en particulier dans les éléments asphériques. L’avantage d’utiliser la correction logicielle est qu’en laissant une certaine distorsion ou un certain vignettage dans la conception optique, nous pouvons nous concentrer sur la correction d’autres aberrations.

Si nous devions corriger parfaitement la distorsion et le vignettage, nous devrions faire des compromis sur l’aberration chromatique, l’astigmatisme ou le coma.

Grâce à la correction logicielle, nous pouvons obtenir des performances encore meilleures que celles des objectifs pour reflex numériques. Et c’est ce que nous faisons.

Cela me fait notamment penser au 16-28 mm f/2,8 DG DN que nous avons récemment testé. Vous avez priorisé le piqué au centre de l’image à la correction de la courbure de champ lorsque la mise au point est faite sur un sujet très proche.

Kazuto Yamaki : Exactement. Notre avantage par rapport aux grandes entreprises est que la majorité de nos ingénieurs sont passionnés de photographie. Ils viennent travailler chez Sigma parce qu’ils savent que nous ne travaillons que pour la photographie et l’imagerie. Ils aiment vraiment la photographie et prennent des photos eux-mêmes.

Photo issue de notre test du Sigma 16-28 mm f/2.8 DG DN Contemporary

Ils savent que la courbure de champ devient un problème à longue distance et à l’infini car ils ont besoin d’un horizon droit. Pour la mise au point rapprochée, ils n’ont pas besoin d’une performance du centre à la périphérie. Seuls ceux qui prennent des photos de journaux (ou d’autres choses) à une distance rapprochée à des fins de test le remarquent. Cela n’a pas de sens pour le photographe. En particulier, la courbure de champ crée un joli bokeh à l’arrière-plan ou au premier plan. Nous avons donc optimisé cet objectif pour les “vrais” photographes.

Vous avez parlé de Fujifilm et des développements de la nouvelle monture. Avez-vous des nouvelles à donner pour les autres montures où Sigma est encore absent ?

Kazuto Yamaki : Malheureusement non. Nous entendons les demandes de nos clients pour un développement sur les systèmes Canon RF et Nikon Z mais nous ne sommes pas encore prêts. Comme je l’ai dit, notre mission est de satisfaire au mieux les besoins de nos clients. Personnellement, j’ai vraiment envie de fabriquer ces objectifs.

Concernant vos nouveaux d’ingénieurs, quelle est la stratégie de recrutement de Sigma ?

Kazuto Yamaki : Nous embauchons petit à petit chaque année. Au Japon, les étudiants sortent de l’école en mars et la plupart d’entre eux commencent à travailler vers le mois d’avril. Chaque année, nous embauchons entre 5 et 15 ingénieurs sortant de l’école. Près de 100 % de nos recrutements partent de zéro. Nous n’embauchons pas de personnes issues des grandes entreprises. Nous formons tout le monde dès le début. Nos employés sont tellement motivés et talentueux que je pense que c’est mieux.

Par rapport à nos anciens bureaux, nous étions de plus en plus à l’étroit, c’est pourquoi nous avons décidé de déménager dans de nouveaux bureaux. Aujourd’hui, nous avons environ 200 employés au bureau de Tokyo, y compris les ingénieurs. Le nouveau bureau a une capacité de près de 400 personnes, ce qui nous permet de nous développer davantage.

潜入!シグマ新本社ビル(SIGMA New headquarters building)
Visite des nouveaux bureaux de Sigma à Tokyo par Gizmodo Freaks

Mais nous n’augmentons pas trop vite nos équipes, car je ne veux pas perdre des ingénieurs à cause d’un mauvais contexte économique. J’aime recruter progressivement afin d’être confiant dans l’avenir. Si nous embauchons trop de personnes en même temps, nous devrons peut-être les licencier 12 mois plus tard. Je n’aime pas cela. Nous sommes une entreprise familiale et ma mission est de m’assurer que tous les employés vont bien.

Ma dernière question porte sur le nouveau capteur Foveon. En mars, vous avez dit que vous étiez au stade 2 du prototypage. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce développement ?

Kazuto Yamaki : Nous n’avons pas encore finalisé le prototype de la seconde étape. Sigma fabrique tous les produits par elle-même, mais nous ne sommes pas une entreprise de semi-conducteurs. Nous devons donc compter sur une fab (usine de semi-conducteurs). Actuellement, ils sont très occupés à fabriquer des semi-conducteurs existants.

Cela prend donc du temps de fabriquer un nouveau prototype. Nous pensons qu’il sera disponible dans le courant de l’année. Ensuite, nous l’évaluerons. S’il fonctionne, nous finaliserons notre dernier prototype, puis nous commencerons à travailler sur le boîtier de l’appareil. Comme vous le voyez cela nécessite encore du temps.

Quel est l’impact de la pénurie de semi-conducteurs sur ce projet de capteur Foveon ?

Kazuto Yamaki : Pour être honnête, c’est une très bonne question. Aucun autre journaliste ne m’a posé cette question. Même si nous terminons le développement et réussissons à fabriquer un bon capteur, la négociation avec une usine pour l’industrialisation est un autre défi. En raison de notre volume, il se peut que nous ne soyons pas en mesure de convaincre de fab pour fabriquer le capteur pour nous. C’est un autre défi. Je croise les doigts pour que nous tombions d’accord avec un partenaire.

Depuis que nous avons lancé le Sigma SD9, j’ai pris la plupart de mes photos de famille avec un appareil à capteur Foveon. C’était assez difficile et chronophage car je devais développer toutes les photos du fichier RAW au JPEG. La plupart de mes photos personnelles importantes ont été prises avec un appareil photo à capteur Foveon et je sais que la qualité est spéciale lorsque la lumière est suffisante. Je souhaite donc personnellement développer la nouvelle génération de capteurs Foveon. C’est un défi, mais j’aime le relever.


Merci Yamaki-san d’avoir répondu à nos questions. Nous tenons également à remercier l’équipe de Sigma France qui a rendu possible cette interview opportune lors de notre déplacement à Arles.