Considéré en Amérique comme le père de la photographie chicano, Louis Carlos Bernal (1941-1993) a su élever la photographie vernaculaire au rang d’art. Sans doute est-ce son regard résolument sociologique et critique qui l’a amené à faire du portrait autrement, laissant ainsi de côté tout poncif esthétisant pour écrire une histoire de la communauté des Barrios (quartiers populaires en espagnol).
En se mettant photographiquement au service des personnes dont il tire le portrait, Louis Carlos Bernal opère un double mouvement artistique : il répond à un fort besoin de documenter une population souvent laissée en marge, en utilisant la photographie pour leur rendre une certaine dignité.
Sommaire
Une vie photographique
Difficile d’évoquer le travail de Louis Carlos Bernal sans évoquer sa vie, tant les deux sont intimement liés. C’est sans surprise que l’on découvre qu’il a passé l’intégralité de sa vie dans l’état d’Arizona, frontalier avec le Mexique. Après avoir grandi à Douglas, puis à Phoenix, capitale de l’État, il rejoint l’université de Tucson en 1972 – il est alors âgé de 31 ans – pour se consacrer entièrement à son travail photographique, seul ou en collectif.
La fin des années 1970 apparaît comme décisive dans sa carrière : avec quatre autres photographes (Morrie Camhi, Abigail Heyman, Roger Minick et Neal Slavin), il bénéficie d’une aide financière de la part du Mexican American Legal Defense and Educational Fund pour documenter le quotidien des communautés latinos. Les photographies font l’objet d’une exposition et d’un livre intitulés « ESPEJO : Reflections of the Mexicans American » (1978) qui obtiennent une visibilité internationale.
Il faut dire que les communautés latinos sont alors fortement invisibilisées aux États-Unis, d’autant plus dans un vingtième siècle qui n’accorde pas encore beaucoup d’importance à la question des minorités. C’est en cela que le travail de Louis Carlos Bernal apparaît comme salutaire, en s’inscrivant totalement dans le mouvement pour les droits civiques qui prend alors de l’ampleur à travers le pays.
Comment ? En opérant un pas de côté en regard de ses contemporains, notamment l’équipe militante de La Raza, qui faisaient de la photographie documentaire un outil de contestation et de mouvement. Louis Carlos Bernal s’inscrit davantage dans un travail au long cours, un portrait détaillé de sa communauté ; c’est certain, pas d’activisme – quoique –, mais davantage le quotidien des Barrios et de ses habitants.
La vida cotidiana : portrait intergénérationnel
La singularité des portraits de Louis Carlos Bernal réside dans le cadre qui entoure les personnes qu’il photographie. Dans leur intimité. Chez eux, les voici entourées de photos de famille, de souvenirs, de sanctuaires, de bougies, de fleurs… autant d’éléments qui composent le portrait au même titre qu’un visage, de signes culturels d’un héritage qui se transmet malgré l’émigration et la certaine distance.
C’est là que réside la grande force du travail de Louis Carlos Bernal : le « portrait dans le portrait », comme une façon de traverser les générations. Les personnes qu’il photographie sont comme encadrées par leur mémoire familiale et culturelle ; entourées par les photos de famille, aux couleurs délavées ; l’intimité d’un salon ou d’une chambre fonctionne comme un révélateur. Ni photographie documentaire, ni photographie vernaculaire, Louis Carlos Bernal s’inscrit dans un autre registre – probablement inclassable – d’où il tire un véritable état de grâce.
Ce cadre dans le cadre se vérifie au sein-même de ses compositions, qu’il maîtrise parfaitement. Un lit, une fenêtre, une table, une porte ; c’est à l’aide de lignes fortes et rectilignes qu’il met en valeur ses modèles, en dirigeant le regard vers les visages, vers les yeux, que ce soit en extérieur ou en intérieur.
La vida cotidiana est saisie dans toute sa beauté, et surtout toute son urgence. L’urgence de documenter un quotidien qui tend à disparaître au sein des Barrios, pour nombreux victimes des rénovations urbaines qui rasent les maisons et les histoires qu’elles contiennent.
Une esthétique référencée
C’est dans son travail en couleur que réside assurément le patrimoine esthétique de Louis Carlos Bernal. La lumière directe, la plupart du temps sans artifice, est à-même de révéler les teintes fortes de vert, rouge, bleu, qui s’agencent au sein de ses images dans un remarquable équilibre, allant jusqu’à évoquer l’esthétique des icônes religieuses.
Il en va également du format carré de ces photographies couleur, qu’il parvient à dynamiser en allant à l’essentiel malgré la prolifération d’éléments ou de détails, jamais anodins ; on l’a vu, ils sont toujours le reflet des personnes photographiées. La photographie de Louis Carlos Bernal est aussi un témoignage d’une certaine iconographie, influencée par toute une histoire esthétique de la culture américano-mexicaine, d’une mémoire visuelle qui, si elle n’avait pas été mise en image, aurait sans doute été perdue.
Une histoire photographique de la minorité
Bien que les latinos et les chicanos fassent partie de l’histoire des États-Unis dès ses débuts, et qu’ils représentent une grande partie de sa population, on ne peut que constater et déplorer leur absence quasi-totale dans les représentations artistiques, culturelles ou populaires. C’est en ce sens que Louis Carlos Bernal fait de sa pratique une mise en lumière d’une minorité, en leur rendant une dignité, en racontant visuellement leur histoire qui n’est pas racontée habituellement.
La plus grande ressource photographique des communautés latinos et chicanos repose nécessairement sur les photos de famille ; et, nous l’avons vu, Louis Carlos Bernal s’inspire des codes de cette photographie vernaculaire pour la resituer, pour en faire autre chose. C’est d’un travail généalogique et sociologique dont il s’agit, indubitablement : Louis Carlos Bernal photographie ceux qui traversent les frontières, temporelles et géographiques.
À l’heure des crispations identitaires en Occident, dont l’Amérique n’est pas en reste, dire quelque chose de ceux qui traversent et ceux qui survivent paraît de plus en plus nécessaire. À l’image, on voit bien qu’il s’agit d’une négociation constante : entre deux cultures, entre deux pays, entre deux langues. Parce qu’il n’y a pas qu’une seule histoire à raconter à propos des minorités, Louis Carlos Bernal fait du portrait quelque chose de collectif – à l’instar de la mémoire.
C’est cette diversité des représentations qui transparaît au fil de ses photographies. On passe ainsi d’une classe sociale à l’autre, en suivant les signes distinctifs de la bourgeoisie ou du prolétariat – ou d’une certaine représentation de la féminité et de la la masculinité.
Une archive toujours vivante
Les archives de Louis Carlos Bernal sont conservées au Center for Creative Photography de l’université de Tucson (États-Unis), ville où il est décédé en 1993. Près d’une centaine de reproductions en noir et blanc et en couleur, des documents de recherche, des correspondances et divers écrits constituent ses archives.
Une rétrospective est actuellement organisée au CCP de Tucson à partir de septembre 2024, accompagnée par un nouvel ouvrage Louis Carlos Bernal: Monografía, publié récemment aux éditions Aperture. De quoi, plus de quarante ans après « ESPEJO », remettre Louis Carlos Bernal et la photographie chicano sous le feu des projecteurs.
Vous pouvez retrouver ce zoom photographe dans Revue EPIC #15.