Elle a récemment co-dirigé l’ouvrage Femmes photographes japonaises et Le souvenir des autres. Du Japon à l’Irlande et inversement. Commissaire d’exposition et historienne de l’art, Pauline Vermare met son expertise au service de beaux ouvrages et d’expositions passionnantes depuis de nombreuses années. C’est ce qui nous a donné envie de la rencontrer pour mieux comprendre d’où venait son attrait pour des sujets aussi éclectiques. Qu’est-ce qui l’a menée à travailler à la fois sur le conflit nord-irlandais et sur les femmes photographes oubliées de l’historiographie ? Des contradictions pas si contradictoires, expliquées par une carrière foisonnante. Place à l’interview.
Peut-être pouvons-nous commencer par votre attachement au Japon, à son histoire et sa culture. Quelle en est l’origine ?
J’ai grandi à Lyon, et à l’âge de 10 ans mon père a été muté au Japon. J’y ai passé des années assez importantes de ma jeunesse. Je suis attachée au Japon comme je suis attachée à la France, ce qui explique aussi pourquoi j’ai mis du temps à travailler sur le « sujet », bien que je parle le japonais, que j’aie vécu au Japon longtemps… Ce n’était pas vraiment un sujet, pour moi. Quand les choses sont personnelles, on a parfois du mal à les envisager comme professionnelles.
J’ai commencé à travailler dans la photographie à l’âge de 23 ans. J’ai commencé par un stage chez Magnum, avant de passer sept ans à travailler pour la Fondation Cartier-Bresson. Puis je suis allée travailler au MoMA sur Cartier-Bresson, puis à l’ICP sur Capa… Toutes ces années je travaillais sur cette photographie-là, une photographie documentaire, historique, européenne et américaine. C’était mon domaine quasi-exclusif.
C’est en écrivant, à la demande de Roger Szmulewicz, un texte pour un livre de Arpaïs Du Bois et Masao Yamamoto, que j’ai commencé à m’intéresser à la photographie japonaise. Je n’avais jamais eu la volonté personnelle de travailler sur la photographie japonaise, parce qu’il me semblait que c’était un pré carré assez masculin dans le monde de la photo occidental. Je n’avais pas l’impression d’y avoir une place, et je ne voulais pas forcer ça.
Il me semble qu’il y a récemment un regain d’intérêt pour la photographie japonaise – en témoignent l’exposition d’ampleur consacrée à Yasuhiro Ishimoto au BAL, ou les différentes publications récentes de livres. Comment l’expliquez-vous ?
Diane Dufour [co-directrice du BAL, ndlr] s’est toujours intéressée à la photographie japonaise. Le BAL est un espace très important. Et Ishimoto est pour moi très important aussi. Je pense qu’on est dans une sorte de redécouverte, un moment d’ouverture. On revient sur la photographie japonaise, que ce soit avec Ishimoto, Akihiko Okamura, les femmes photographes japonaises… on avance. On a vu des choses ; maintenant on regarde d’autres choses, on ajoute une couche de sédimentation sur le champ.
Ce que je trouve très beau en fait, en ce moment – et ça ne concerne pas seulement la photographie japonaise –, c’est ce désir d’avancer. Ce sont des vagues, tout ça. C’est une envie d’ouvrir un peu le champ sans renier ce qu’on connaît déjà, notamment Araki et Moriyama. C’est une respiration, pour voir des choses qu’on n’attendait pas nécessairement – sans être dans une volonté de provocation. Essayer de voir quels sont les autres photographes japonais et japonaises, dans l’histoire et dans le contemporain.
Il n’y a pas que le Japon qui semble important pour vous ; il y a aussi l’Irlande du Nord, à laquelle vous avez consacré votre thèse, une publication de Gilles Caron, la direction du livre d’Akihiko Okamura chez EXB… Comment en êtes-vous arrivée à travailler sur la question de la représentation photographique de l’Irlande du Nord ?
Il y a de nombreuses raisons. Certaines sont personnelles : enfant, j’ai souvent entendu parler d’un voyage que mes parents ont fait en Irlande en 1977, soit un an avant ma naissance, et mon père, qui est photographe amateur, y avait pris de belles photos. À l’adolescence, j’y suis parti trois semaines pour un séjour linguistique ; ce séjour m’a bouleversée. Je cite Paul Auster dans le livre sur Okamura, quand il dit ce qu’il s’est passé pour lui quand il y était allé, sur les traces de James Joyce.
Il m’est arrivé là une chose importante, mais je n’ai jamais réussi à définir avec précision ce que c’était. Une chose terrible, sans doute, quelque rencontre fascinante avec mes profondeurs, comme si dans la solitude de ces journées j’avais plongé le regard dans les ténèbres et m’y étais vu pour la première fois.
Paul Auster
Il s’était passé quelque chose en lui de très fort, et qu’il n’arrivait pas à nommer. Quelque chose de très profond et très sombre. Je pense qu’il s’est passé quelque chose d’un peu semblable pour moi lors de ce séjour. Je venais de perdre ma mère, j’étais dans un pays inconnu, j’avais 14 ans… Vous savez, ces périodes de bouleversements.
À mon retour – à Hong Kong, nous venions d’y emménager, une colonie britannique – je me suis intéressée à l’Irlande. En seconde, au lycée, j’ai adoré Dubliners de James Joyce, notamment la dernière nouvelle, The Dead ; et En attendant Godot de Samuel Beckett… Et puis après mon bac, depuis Paris où j’étudiais le Japonais, je retournais sans cesse à Dublin, de manière quasi-obsessionnelle. Je m’y sentais à la fois en exil et dans mon élément. Quelque chose s’y passait. Mais c’était l’Irlande, au sud, qui m’attirait. Le Nord me faisait peur. J’étais allée toutes ces années en Irlande sans oser traverser la frontière. Des années plus tard, j’ai découvert le roman Eureka Street de Robert McLiam Wilson grâce à une amie étudiante ; cette lecture m’a donné envie de partir en Irlande du Nord. Il fallait absolument que je voie Belfast.
Ce séjour m’a bouleversée comme Dublin dix années plus tôt. Le Nord est devenu un sujet fondamental pour moi. Je ne pourrais pas exactement expliquer mon intérêt pour l’Irlande du Nord et pour le conflit qu’a traversé le pays. Je pense que, d’une certaine manière, ce conflit me parlait de choses que j’avais vécues familialement. Je me sens très connectée à l’Irlande, à la guerre et à la paix. À cette idée du processus de paix et du rôle de la photographie dans ce processus. L’idée de résolution de conflit. Ce n’est pas un hasard si j’ai travaillé avec Magnum toutes ces années, tout cela est au cœur de leur fondement.
Les photographes ont souvent des obsessions. Je me reconnais dans l’obsession des photographes sur lesquels j’ai travaillé. J’essaie de comprendre la mienne à travers eux. Gilles Peress notamment, et Akihiko Okamura. Pourquoi l’Irlande ? C’est quelque chose de quasiment existentiel. Cette question de l’Irlande du Nord, elle peut s’appliquer à tous les conflits, qu’ils soient géopolitiques… ou personnels. Et ces questions me nourrissent.
Je travaille dans la photographie parce que je pense qu’elle peut changer le monde, aussi naïf ou idéaliste que cela puisse sembler. On peut avoir différentes manières de définir ce que ça veut dire, mais pour moi le cas de l’Irlande du Nord montre absolument que les photographes peuvent changer le monde.
Revenons au Japon. Les éditions Textuel publient ces jours-ci Femmes photographes japonaises, que vous co-dirigez. Comment est née l’idée de ce livre ?
C’était en 2019. Je travaillais chez Magnum. Luce Lebart et Marie Robert m’ont proposé de participer à leur ouvrage Histoire mondiale des femmes photographes, qui allait être publié par Textuel. Elles m’ont demandé sur qui je voulais écrire, et finalement j’ai écrit sur deux Américaines et trois Japonaises. C’était un peu instinctif : je venais de passer pas mal de temps au Japon pour All About Saul Leiter, alors j’ai proposé des femmes japonaises sans vraiment réfléchir. À ce moment-là, je me suis juste dit qu’il fallait des photographes japonaises dans ce livre.
Mais dans la foulée la Maison Européenne de la Photographie m’a demandé de faire une masterclass sur les femmes photographes japonaises. Je suis partie des trois photographes que j’avais présentées dans l’Histoire mondiale et j’ai fait défiler jusqu’à aujourd’hui. J’ai été émue de voir tout ce travail, au long de mes recherches, tout ce travail fait par ces femmes photographes depuis le 19e siècle jusqu’à aujourd’hui. Il y avait une beauté dans l’importance politique – parce que leur travail disait beaucoup de la politique, et notamment de l’occupation américaine au Japon.
On revient toujours à la femme japonaise et à l’idée qu’on s’en fait en occident. Et ça passe aussi par la culture américaine, par tous les films qu’on a vus, par tout cet imaginaire… Toute cette violence, réelle ou symbolique, de la représentation des femmes japonaises, mais aussi l’absence de leurs propres perspectives, qui me sont apparues clairement pendant ces recherches. J’ai contacté Textuel et je leur ai proposé : après l’Histoire mondiale des femmes photographes, pourquoi ne pas faire une publication centrée sur les Japonaises ? Puis Lesley A. Martin d’Aperture s’est jointe à nous.
Vous commencez votre texte par une très belle citation d’Annie Ernaux : « Mon histoire de femme, ce n’est pas qu’une histoire de femme. » Ça rejoint une certaine idée de son œuvre, son engagement à écrire la vie à partir de la sienne, faisant de l’intime une question politique, à la fois globale et située. Qu’en est-il des femmes photographes japonaises réunies par cet ouvrage ? En quoi disent-elles quelque chose de leurs vies, et de la vie japonaise ?
Aucune de ces photographes n’est arrivée à la photographie de la même manière. Nan Goldin en parle très bien : il s’agit de la façon dont on raconte sa propre histoire, affranchie de l’image que les autres donneront de nous. Des choses plus « banales », j’ai envie de dire.
Quelque chose de l’ordre de l’intime.
Oui. J’utilise l’expression d’« infra-ordinaire » de Perec quand je parle du travail d’Akihiko Okamura. Mais elle s’applique aussi à beaucoup de ces femmes – comme Mikiko Hara. Ce qui est merveilleux avec elle, c’est qu’elle ne regarde pas dans le viseur. Elle voit une scène qui lui plaît dans la rue et elle cadre plus ou moins. Un côté chasseur de papillon.
Et on dit toujours : l’homme, c’est le chasseur, etc. J’aime l’idée que tous et toutes les photographes font la même chose, d’une certaine manière. Guetter, comme ça, presque comme de l’espionnage, sans qu’on puisse les voir. Je voulais que s’entremêlent dans ce projet le travail du quotidien, de l’intime – qui est très important – et d’autres plus ouvertement féministes, comme celui de Yurie Nagashima, qui est une réaction très claire aux hommes qui ont objectifié la femmes japonaises toutes ces années.
Il fallait faire aussi attention à ne pas catégoriser – et la citation d’Annie Ernaux me sert aussi en ce sens, pour décantonner le champ. Oui, ce sont des femmes qui ont pris ces photos, mais elles racontent des histoires qui ne sont pas forcément celles d’une femme. Ce qui est important, dans tout cela, ce sont les couches de complications. Quand on les voit toutes ensemble, c’est ça qui est beau. Si on feuillette, si on regarde toutes les photographies comme ça, même très rapidement, c’est passionnant de voir à quel point aucune n’a travaillé exactement sur le même sujet ou avec le même style. Une diversité comme celle-là est tellement impressionnante, et importante.
En quoi la question du féminisme au Japon est-elle singulière, en regard au sexisme récurrent qui traverse le pays ? Quelles en sont les répercussions sur la photographie féminine/féministe, sa pratique et sa diffusion ?
Je ne veux pas porter des jugements à l’emporte-pièce sur le Japon, j’en parle longuement dans l’introduction du livre. Mais il y a quelques éléments factuels : le Japon est très loin derrière tous les pays développés en termes de liberté de la femme dans la société, de marge de manœuvre et d’indépendance.
Au Japon, une femme qui n’est pas mariée après 25 ans est surnommée « Christmas Cake », comme un gâteau qu’on ne peut plus vendre après un 25 décembre parce que ce n’est plus Noël. Je ne connais pas d’autres sociétés où il y a une expression pour ça. Pour une femme au Japon, encore aujourd’hui, son rôle principal c’est d’être mère, et d’être épouse.
Une femme qui a envie d’être libre : c’est l’opprobre. Une femme photographe ? C’est une tare, une tare sociale. Ce n’était pas simple du tout, pour ces femmes qui ont ressenti le besoin de s’exprimer par la photographie, d’être photographes.
On le sait, l’archive est un puissant outil militant pour les luttes sociales, féministes, et/ou queers. À votre avis, que reste-t-il à défraichir sur le terrain de l’archive photographique ?
La beauté de l’archive photographique et de la découverte réside souvent dans le hasard. Il a des archives qui émergent d’un coup. Donc j’espère surtout que je ne sais pas ! J’espère découvrir avec nous tous. Je travaille au Brooklyn Museum depuis quatre mois, et tous les jours je reçois des messages de personnes qui ont découvert quelque chose. Ces histoires-là ne cesseront jamais. Que ce soit Vivian Maier, que ce soit Okamura, que ce soit la Valise mexicaine de Capa… C’est d’histoires dont il s’agit.
La photographie est l’instrument de notre mémoire. Entre le rêve et la mémoire. Il y a quelque chose de profondément poétique, magique, psychanalytique, dans l’archive photographique, qui est lié à l’histoire et à la politique. Il y a des choses plutôt sérieuses, on va dire, des choses factuelles de l’histoire. Comment les photographies de Gilles Peress ont pu prouver que personne n’était armé pendant la tuerie de Bloody Sunday par exemple, que les Britanniques ont tiré sur une foule qui n’était pas armée. La photographie comme pièce à conviction, disons.
Mais une archive photographique qui réémerge comme ça, des années plus tard, elle a aussi ce facteur poétique, proustien, qui est fondamental. Porteuse d’une mémoire humaine qui nous aide, nous tous, qu’on s’intéresse à la photographie ou non. C’est là que réside le pouvoir extraordinaire de la photographie.
Je pense qu’on va en découvrir d’autres bientôt. Je pense à Magnum, bien entendu, qui est une institution vraiment très importante dans l’histoire de la photographie, et dont l’archive ne cessera jamais d’être revisitée et redécouverte. À chaque fois, on ne voit qu’une partie du travail, de leurs trésors.
Mon bureau au Brooklyn Museum est dans le département des égyptologues. C’est magique ! Il y a cette dimension archéologique qui est fondamentale dans l’histoire de la photographie. Ici je suis la seule qui travaille dans la photo ; mais en fait, on œuvre tous dans la même direction. On est très peu de choses finalement. Je veux dire : on n’y comprend rien, on ne sait pas ce qui se passe, tout nous échappe, on ne sait rien. Philosophiquement, la photographie joue un rôle capital.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je travaille sur les expositions qui vont avoir lieu au Brooklyn Museum dans le cadre des 200 ans du musée. On pourra y voir notamment les photographies de Coney Island par Robert Frank, à partir de février 2025.
Je continue de travailler sur l’Irlande. Et puis j’ai quelques idées de choses sur lesquelles j’aimerais bien écrire. Peut-être sur la relation entre la photographie, le deuil, le trauma. Comment est-ce que la photographie et la représentation du passé peuvent aider à avancer, dans le conflit, dans le deuil.
Pour finir, puis-je peux vous demander votre premier souvenir de photographie ?
J’ai grandi avec un père photographe amateur. Ma première impression de la photographie, ce n’est pas véritablement une image précise, mais plutôt le souvenir des négatifs de mon père qui sèchent dans l’appartement. Des pellicules. Le potentiel de la photographie ; l’objet.
Ensuite quand j’avais neuf ans, mon père m’a offert mon premier appareil, un petit Minolta, pour un voyage scolaire à New York. J’étais scolarisée dans une école toute simple à la Croix Rousse, à Lyon, une « école élémentaire d’application laïque », mais notre instituteur de l’époque avait décidé de nous emmener à New York ; c’était son rêve et c’était un peu fou, quand j’y pense. On était passé dans Le Progrès, tellement c’était incroyable… Je ne me souviens pas vraiment des photos que j’ai pu faire, mais je me souviens très bien de cet appareil. Mes premiers souvenirs de photo, ce ne sont pas tant les images que le médium, finalement.
Mais la photo qui m’a le plus marquée, parce qu’elle a déterminé le cours de ma vie, c’est la couverture du livre Eureka Street, dans la collection 10/18. Une photographie en noir et blanc de Christophe Gin, d’un jeune homme courant au-dessus d’un mur en Irlande du Nord, avec une énergie, un élan de vie… Si cette image ne m’avait pas instinctivement happée, je n’aurais pas lu ce roman. Et c’est ce livre qui m’a poussée vers l’Irlande du Nord. Le pouvoir de la photographie comme déclencheur…
Merci à Pauline Vermare pour ses réponses.