Fille d’une actrice du cinéma muet, Ruth Orkin, née en 1921 à Boston, grandit avec ses parents dans le Hollywood des années folles. En 1931 la petite Ruth n’a que 10 ans, mais son regard est tout entier tourné vers l’image, le grand écran et ses images animées dont le mouvement la fascine.
Un Univex de 39 cents sera son premier appareil photo et la première manière pour elle de forger une image. Portraits en plans rapprochés (dont celui d’Albert Einstein en plein fou rire), scènes de rues, paysages urbains monochromes ou sépias découpés par des jeux de lumière, Ruth Orkin nous a légué un portfolio d’une poésie et d’une modernité rare. L’exposition que lui consacre la fondation Henri-Cartier-Bresson du 19 septembre au 14 janvier offre l’occasion rêvée de redécouvrir son travail.

Sommaire
Bike Trip, le voyage initiatique et photographique de Ruth Orkin
Ruth Orkin débute la photographie avec un simple Univex. Une porte d’entrée dans un univers d’images qu’elle ne quittera plus. À 14 ans, elle s’offre un second appareil, un Baby Brownie pour 1 dollar. Son premier appareil professionnel sera celui de ses 16 ans, un moyen format Pilot 6 — Single Lens Reflex acheté 16 dollars.

C’est ce dernier qui l’accompagnera pour son bike trip d’ouest en est initié à 17 ans en 1938 pour rallier Los Angeles à New York en vélo avec seulement 25 $ en poche. Cette aventure à vélo de quatre mois forge son style pour les décennies à venir.
La jeune adolescente tient un journal mêlant notes manuscrites et photographies, elle en fera près de 350 durant cette échappée. Elle se remémore les carnets de tournages de sa mère et s’en inspire pour légender ses clichés. Au-delà de sa chronologie, l’aventure acquiert une dimension narrative grâce à ces légendes minutieusement travaillées comme une ébauche de scénario faisant de ces images les réminiscences de films qui auraient pu être.

Se réinventer
Ce road trip ne sera qu’une étape. Comme le souligne Anne Morin en introduction du Photo Poche consacré à la photographe : « Aux États-Unis, dans la première moitié du XXe siècle (…) rares sont celle qui accèdent à la sphère de la création et passent de l’autre côté de la caméra ».
Sans vouloir toucher à la psychologie, ce sont peut-être ces espoirs de cinéaste déçus par l’époque (et le refus du syndicat de son adhésion) qui seront sublimés par l’appareil photo. Si le milieu du cinéma entrave son élan, après un rapide passage au studio de la MGM comme coursière, Ruth Orkin fera la conquête de la photographie.
Elle étudie le photojournalisme au Los Angeles City College et collabore avec plusieurs revues illustrées, de Life à Look ou Ladies Home Journal. En 1943, quelques années seulement après avoir gagné New York à vélo suivi d’un court passage dans l’armée, Ruth Orkin s’y installe.
Elle travaille comme photographe de boîte de nuit et réalise en journée des portraits d’enfants et de bébés, mais aussi plusieurs portraits d’artistes à l’occasion du festival musical jazz et classique de Tanglewood.
Ruth Orkin continue ses collaborations avec plusieurs magazines et gagne sa réputation de photojournaliste dans un milieu majoritairement masculin. Si elle tire le portrait des célébrités du moment, ce sont les anonymes et les passants qui captivent son regard.

& reading the blackboard wall bulletins, on a newspaper office, Boston, 1939
© 2023 Ruth Orkin Photo Archive
Aux États-Unis, la chasse au communisme bat alors son plein. En réaction aux mesures prises par le gouvernement Ruth Orkin s’engage en 1950 auprès de la Photo League. Elle y rencontre son futur mari, Morris Engel et Stanley Kubrick qui deviendra l’un de ses proches amis.
New York, croquée à l’avènement de la modernité
New York, ville effervescente par essence, fascine Ruth Orkin, non sans nous faire songer aux images d’une autre figure féminine indissociable de l’essor de la street photography américaine, contemporaine de Ruth Orkin, Vivian Maier.
Non contente de retranscrire le rythme de son époque, la photographie en adopte la modernité, s’imprègne de son mouvement grâce à des appareils plus mobiles, légers et maniables pour gagner la rue.
Trafic automobile effréné, flux de passants sur les trottoirs bondés, grands magasins s’érigeant en temple de la consommation… les sujets ne manquent pas pour ces nouveaux photographes de rue aux yeux écarquillés. Faire face à une femme rassure souvent les passants que Ruth Orkin comme Vivian Maier immortalisent. Leur condition féminine sera pour la première fois leur atout.

Les sujets de l’image changent, mais sa nature aussi et Ruth Orkin n’en rate rien. Le champ de vision s’élargit et les points de vue en plongée pris des buildings donnent le vertige. Ruth Orkin s’y essaie avec talent. Marathons, animations, parades commerciales, défilés militaires : la photographe n’a de cesse de se pencher de sa fenêtre du 15e étage surplombant Central Park.
Elle publiera 2 ouvrages Through My Window et More Pictures from My Window pour rassembler ces photographies titrées “From Above”. Gansevoort Pier, au bord de l’Hudson, sera un autre de ses points de vue favoris.

La photographe parcourt New York, en capte l’âme et la poésie au fil de détails, de petits gestes anodins, de regards échangés entre des enfants ou des passants. C’est la vie quotidienne plutôt que la fuite en avant vers le progrès qu’elle capture. Si Berenice Abbott documenta l’évolution de la Big Apple, Ruth Orkin s’arrête de son côté sur ce qui semble, à première vue, ne rien dire.
Son talent c’est aussi celui de jauger de la bonne distance. Clichés intimistes ou photos prises en plongée pour embrasser l’immensité des avenues, la photographe sent et sait trouver sa place comme celle de son sujet.

Traveling Avant
Avec Helen Levitt, Ruth Orkin partage un attrait pour l’enfance. Il ne faut pas y voir un goût romantique pour l’évanescence de cet âge tendre, mais plutôt un fascination pour le mouvement, pour la fulgurance du jeu. C’est avec les enfants de son quartier qu’elle imagine des petites saynètes, comme des petites histoires de cinéma retranscrites en 6 vignettes photographiques.

Car toujours plane l’ombre du cinéma. Comment inviter la vie et ses pulsions dans l’image fixe ? La photographe invente son propre langage, une correspondance entre photographie et cinéma.
Plutôt que le flou, la photographe choisit de travailler la série, la répétition des figures perçue par le spectateur comme une évolution temporelle, une simultanéité, sans tout à fait en être une. Gestes et attitudes semblent identiques, mais un interstice s’y glisse, une place que le temps peut occuper pour animer l’image.
Une commande de 2 semaines de Life pour suivre l’orchestre philharmonique d’Israël verra finalement Ruth Orkin vivre 6 mois au sein d’un kibboutz. À son retour la photographe fait étape en Europe et réalise plusieurs photographies qui deviendront iconiques.
En Italie, elle rencontre une jeune étudiante en art américaine, Ninalee Craig, dite Jinx. Cette dernière est photographiée à Florence en 1951 dans American Girl in Italy, image phare de la série When You Travel Alone… construite comme un roman photo défendant la liberté de voyager seule. Road movie, roman-photo, Ruth Orkin entrecroise la photographie avec d’autres médiums pour la rendre toujours plus vivante.

Revanche sur Grand Écran
En 1953, Ruth Orkin coréalise avec Morris Engel Little Fugitive (Le Petit Fugitif). Elle prend également en main le montage de ce film racontant l’errance d’un petit garçon de 7 ans perdu à Coney Island.
François Truffaut y verra une œuvre annonciatrice de la Nouvelle Vague. 2 ans et une nomination aux Oscars plus tard, mari et femme renouvèlent l’expérience avec Lovers and Lollipops. L’enfance est au générique au travers de Peggy, petite fille de 7 ans vivant avec sa mère mannequin, veuve à l’aube d’une nouvelle rencontre. Les scènes en plongée y sont là encore une marque du soin apporté par Ruth Orkin à la photographie du film.
Ruth Orkin : vers la postérité
En 1959, Ruth Orkin est reconnue par The Professional Photographers of America comme l’une des 10 meilleures photographes féminines du pays. Elle n’a pas peur d’être parmi les premières à se lancer dans la photographie couleur, ouvrant une nouvelle fois la voie à ses pairs en créant des images follement modernes pour leur époque.

En 1974, la Nikon House lui consacre une première rétrospective. D’autres expositions suivront aux États-Unis ou au Japon. À partir de 1976, celle qui avait dévoré enfant tous les livres sur la photographie, se met à l’enseigner auprès de différentes institutions américaines.
Ruth Orkin décède en 1985 à New York, adoptant pour l’éternité une vue en plongée sur cette ville qu’elle a si justement photographiée.
Livres et expositions renouvèleront sa popularité, notamment grâce au travail entrepris en 2021 par sa fille Mary Engel pour célébrer les 100 ans de a naissance de Ruth Orkin.
Avec l’exposition Bike Trip, 1939 et son catalogue d’exposition (éditions Textuel, 22x20cm, 45 €), la Fondation Henri Cartier Bresson rend enfin un premier hommage hexagonal à cette surdouée de la photographie. 2023 serait-elle l’année Ruth Orkin ? La sortie d’un nouveau Photo Poche qui lui est dédié nous invite à nous le demander.