Réalisateur de génie, Stanley Kubrick (1928 – 1999) a offert au public 13 longs métrages dont il fut à la fois scénariste, réalisateur, mais aussi directeur de la photographie. Car le réalisateur autodidacte prodige fut avant tout un photographe passionné, passant des années formatrices derrière l’objectif avant de se tourner vers la caméra.
Sommaire
Les débuts d’un photojournaliste
Âgé de 13 ans, Stanley Kubrick reçoit de son père son premier appareil photo, un Graflex. 4 années plus tard, en 1945, le futur réalisateur devient presque par hasard photographe pour le magazine américain Look en parvenant à vendre sa première photo pour 25 dollars. Le cliché met en lumière un vendeur de journaux entouré des titres annonçant la mort de Roosevelt – et montre déjà un certain sens de la mise en abîme. Il collaborera jusqu’en 1950 avec la publication, non sans rêver, déjà, de réaliser films et documentaires.
Photojournaliste, Stanley Kubrick immortalise ceux qui l’entoure, plutôt que les faits marquants de l’actualité – comme avec sa série de 1947 nommée Life and Love on the New York Subway. New York, ville de naissance et de cœur de ce natif du Bronx, est omniprésente. Dans ces années d’après-guerre, il capture sur sa pellicule les passants et les inconnus, des laveries automatiques aux bancs de Columbia.
Les scientifiques et physiciens qu’il rencontre alors à l’université lui inspireront probablement plus tard le personnage du Docteur Folamour (1964). En 1949, il réalise plus de 175 portraits de la star de l’époque Montgomery Clift. Perfectionniste, Kubrick avait déjà pour habitude de produire un grand nombre de clichés pour n’en garder que les meilleurs.
Les prémices d’une signature visuelle
Dans ces instantanés et indénombrables portraits de jeunesse se lit déjà le goût pour la mise en scène de Stanley Kubrick. Le talent narratif et la justesse avec laquelle le futur réalisateur capte les détails et la solitude individuelle au cœur de la foule, dans une ville au rythme effréné, sont palpables. En travaillant sur des séries, comme celles dédiées à Mickey, un jeune cireur de chaussures de 12 ans, Kubrick affine sa maitrise du storytelling visuel et peaufine son rôle de conteur que le cinéma assouvira pleinement.
Certains voient déjà dans ces clichés formateurs des années 50 la signature photographique du futur réalisateur. Mais aussi son admiration pour les maîtres du thriller, tel Alfred Hitchcock, lorsque Kubrick fait prendre à son spectateur une posture de voyeur. D’autres images, plus candides, témoignent plus sobrement de l’affection tendre de Kubrick pour New York et pour sa fascinante galerie de personnages.
Stanley Kubrick, de la photographie au cinéma
La série A Day in the life of the boxing champion Walter Cartier marque un nouveau travail du photojournaliste sur le thème de la boxe, aux côtés d’une star de l’époque (ayant précédemment immortalisé le boxeur professionnel Rocky Graziano). Il suit alors le sportif dans la violence du combat comme dans son quotidien.
En 1951, il renouera avec lui à l’occasion d’un premier métrage de 16 minutes sur pellicule 35 mm : Day of the Fight. Cette tentative réussie, relativement confidentielle, mais appréciée pour sa maitrise de la photographie, le mènera durablement au cinéma. Ainsi, il propose en 1955 à 26 ans son premier film indépendant, Killer’s Kiss. Cependant, le jeune Stanley Kubrick avait déjà réalisé un premier long métrage en 1953, Fear and Desire, qu’il avait tenté de faire disparaître.
Maitrise technique et narration immersive : le style Kubrick
Cinéaste exigeant adulé par la critique, Kubrick maitrise narration et technique. Sa compréhension aiguisée de la photographie lui permet de mettre à la disposition de ses opérateurs des outils novateurs comme la steadicam qu’il couple au travellling. La caméra stabilisée l’autorise à filmer avec fluidité et rapidité en adoptant des points de vue variés, frôlant le sol et les murs ou emboitant le pas à ses personnages dans leurs courses-poursuites haletantes lors du tournage de Shining (1980).
En détournant de leur usage d’origine des objectifs développés par la NASA pour le programme Apollo et la photographie de la face sombre de la lune, Stanley Kubrick confère aux scènes de Barry Lyndon (1975) éclairées à la seule bougie, une magie inédite, à même de restituer l’atmosphère de l’époque (le film dépeint l’Angleterre du XVIIIe). Sa maitrise aiguisée de la photographie lui permettra d’employer un grand nombre d’objectifs et d’aplatir l’image en accord avec sa vision esthétique grâce à l’utilisation de zooms.
Jeux d’ombres et lumière et regards fuyants, contrastant avec l’immobilité des corps de ces sujets, renforcent la puissance des compositions. La symétrie, omniprésent à l’image, a elle aussi été travaillée par Stanley Kubrick dès son plus jeune âge grâce à la photographie.
Décors et acteurs sont soigneusement agencés pour renforcer la précision de sa narration. Les scènes de Spartacus (1960) comme celles de Full Metal Jacket (1987) démontrent la rigueur et la minutie avec laquelle chacun prend place dans un rang semblant infiniment répliqué à la perfection.
Symétrie, perspective et contre-plongée dans les œuvres de Anderson, Kubrick et Tarantino
Dans Shining, unique film d’horreur du génial réalisateur, les personnages se dédoublent : les angoissantes jumelles en sont une parfaite incarnation. Tel un labyrinthe, le décor fait usage de la symétrie pour mieux prendre au piège ses acteurs. Reflets et jeux de miroirs accentuent ces dédoublements et l’importance toujours conférée au regard.
Kubrick possède un sens du détail indéniable. Il apprécie l’image du cercle clos, aussi bien pour l’intérieur du vaisseau spatial de la navette Discovery, le cercle secret d’Eyes Wide Shut (1999) ou comme fil d’Ariane tout au long d’Orange Mécanique (1971).
De même, perspectives et points de fuite n’ont aucun secret pour le réalisateur de 2001, L’Odyssée de L’Espace (1968) grâce à une composition qui attire inéluctablement le regard de son spectateur. À cet ordre en apparence parfait, le réalisateur peut alors opposer le désordre, la violence du chaos libérant les pulsions de ses personnages phares, de Jack Torrance/Nicholson à Alex/Malcolm McDowell.
Stanley Kubrick : un foisonnant héritage
Si les mordus de la filmographie de Kubrick connaissent certainement son passé de photographe, des expositions (notamment celle que lui a consacré le Museum of the City of New York en 2018) et ouvrages ont récemment permis de faire connaitre au grand public l’autre visage de ce cinéaste de génie dont l’intelligence visuelle servit la foisonnante créativité.
Aujourd’hui, plus de 15 000 photographies de Kubrick sont mises à la disposition du public sur la galerie du site du Museum of the City of New York . De même, la bibliothèque en ligne du Congrès américain permet de retrouver ses photographies prises pour le magazine Look.
Les éditions Taschen célébraient déjà Kubrick au travers du prisme de la photographie avec le livre Through a Different Lens : Stanley Kubrick Photographs (26,7 x 33 cm, 3,01 kg, 328 pages) disponible au tarif de 60 € en librairie ou sur le site de la maison d’édition.
De nombreux autres ouvrages et monographies sont consacrés au réalisateur-photographe dont les images et la filmographie n’ont pas encore révélé tous leurs secrets.