Ruth Orkin en Photo Poche : l’image entre en mouvement

Pour la rentrée, la collection Photo Poche s’offre un nouvel opus consacré au travail trop méconnu de Ruth Orkin. Née en 1920, elle a rapidement délaissé les plateaux de cinéma pour créer une œuvre photographique unique en son genre, influencée de toutes parts et remarquable à de nombreux égards.

Fidèle à son format et à ses traditionnelles 144 pages, ce Photo Poche nous permet de découvrir de belles reproductions en noir et blanc et certaines en couleur, éclairées par une introduction d’Anne Morin.

Bicyclette sur une colline à San Francisco, série Bicycle Trip, 1939
© Actes Sud, 2023, Ruth Orkin Photo Archive

D’abord, le cinéma, et le désir qu’éprouve Ruth Orkin d’y faire une carrière. Nous sommes alors dans la première moitié du 20e siècle, un temps où l’industrie hollywoodienne n’est pas très encline à intégrer les femmes au tableau autrement qu’en qualité d’assistantes. Face à ce constat, Ruth Orkin opère un pas de côté : la photographie peut, elle aussi, raconter des histoires.

Albert Einstein lors d’un déjeuner à Princeton, Princeton, 1955
© Actes Sud, 2023, Ruth Orkin Photo Archive

Bien qu’elle soit fixe, la photographie n’en est pas immobilisée pour autant et, parce que sa pratique est ici particulièrement influencée par le cinéma, du mouvement peut être instauré et suscité par diverses « méthodes ». Sans doute qu’il aurait trop facile de créer une impression de mouvement avec un simple flou qui laisse une traînée ; Ruth Orkin se démarque alors par sa finesse en empruntant d’autres registres et techniques au médium cinématographique.

Fillettes tournoyant dans la rue, New York, série From Above, 1948
© Actes Sud, 2023, Ruth Orkin Photo Archive

L’image-mouvement […] nous présente un personnage dans une situation donnée, qui réagit à cette situation et la modifie… Situation sensori-motrice.

Gilles Deleuze

L’image-mouvement, concept cher à Gilles Deleuze, se déroule ici sous toutes ses facettes. Ruth Orkin développe une certaine idée de la photo-fiction – qu’on pourrait rapprocher du docu-fiction, un genre cinématographique à part – où elle met en scène des situations tout à fait révélatrices d’une réalité sociale.

Il n’y a qu’à voir sa série « American Girl in Italy » et notamment l’une de ses images devenue mythique où, orientée par une foule de regards, Ninalee Craig « Jinx Allen » se révèle en train de descendre une rue, seule en mouvement parmi tous les hommes immobiles.

Une Américaine en Italie, Florence, série American Girl in Italy, 1951
© Actes Sud, 2023, Ruth Orkin Photo Archive

Au fil des années, Ruth Orkin créé un langage visuel à part avec toujours derrière elle – ou plutôt, entre elle, son appareil photo est et son sujet – le spectre du cinéma et ses codes esthétiques.

C’est en ça qu’on peut aisément la qualifier d’avant-gardiste, aussi ; particulièrement par ses photographies couleur, témoignages de la modernité en marche qui ne sont pas sans rappeler les tableaux de son contemporain Edward Hopper, le meilleur d’un Harry Gruyaert qui arrivera des années plus tard, voire les films nocturnes de Wong Kar Wai.

Coca-Cola, New York, 1950
© Actes Sud, 2023, Ruth Orkin Photo Archive

Tout au long du Photo Poche s’étend une sorte de journal intime où chaque photographie s’inscrit dans une séquence précise, comme autant de courts ou longs métrages jamais filmés. Vignette d’un film en devenir ? Repérages ? Les images de Ruth Orkin sont un peu tout à la fois, et son travail le terrain de toutes les interprétations tant elle est à part dans l’histoire de la photographie.

Série Jimmy Tells a Story, West Village, New York, 1947
© Actes Sud, 2023, Ruth Orkin Photo Archive

Entre Bérénice Abbott et Helen Levitt ? Ruth Orkin se démarque par une utilisation tout à fait singulière de la répétition et de la série.

Ce qu’on qualifierait aujourd’hui de « photographie en rafale » lui permet une véritable écriture du temps qui passe avec toutes les étapes du récit, du début jusqu’à son dénouement, avec tous les rebondissements et mouvements que ça comprend.

Les adultes sont toujours assis ou debout. Les enfants prennent mille positions. Si j’ai eu cette attraction pour eux, ce n’est pas parce qu’ils sont mignons, comme on dit, mais parce qu’ils ne sont pas statiques.

Helen Levitt
Autoportrait, sans lieu, sans date
© Actes Sud, 2023, Ruth Orkin Photo Archive

L’ouvrage, qui débute par une photographie d’une rue de San Francisco à travers son vélo (road movie avant l’heure) prise alors qu’elle n’avait que 19 ans, se clôt par un autoportrait, sans lieu et sans date. Il nous appartient désormais de reconstituer les récits que Ruth Orkin compose devant nos yeux. Des films jamais tournés ; mais bel et bien des films photographiés.

Ruth Orkin, introduction d’Anne Morin
Editeur : Actes Sud, collection Photo Poche
13,90 €, 144 pages, 74 reproductions noir et blanc et couleur, 12,5 x 19 cm
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