Entretien avec Abed Abidat, fondateur de la maison d’édition Images Plurielles

Depuis 2000, Abed Abidat et les éditions Images Plurielles se donnent pour mission de promouvoir la photographie contemporaine à travers des publications exigeantes et la mise en place d’expositions. La ligne éditoriale, portée vers les questions liées à la mémoire des populations marginalisées, est indissociable des actions sociales menées avec des publics plus ou moins jeunes, des projets collaboratifs qui visent à mettre en avant des parcours singuliers à travers la pratique photographique.

La Nouvelle Collection Librement, inaugurée en octobre 2022 par la publication de Aka Zidane, se dote au fil des semaines de nouvelles sorties aux formats similaires et qui se rassemblent autour de mêmes sujets : une certaine conception du voyage, la rencontre avec l’altérité, la confrontation à des réalités et des cultures alternatives. La création de cette collection a été l’occasion pour nous de rencontrer Abed Abidat, photographe et fondateur de la maison d’édition.

Pouvez-vous nous parler de l’histoire de la maison d’édition ? Qu’est-ce qui a mené à sa création ?

Je suis photographe depuis le début des années 1990. La création d’Images Plurielles est venue après, en 2000. Au début, je voulais trouver une manière de pouvoir diffuser autrement mon travail photographique et ceux de mes proches. Ça a commencé avec la conception et la fabrication de coffrets photographiques en noir et blanc qui accompagnaient les expositions photos [des coffrets toujours disponibles et à découvrir sur le site de la maison d’édition, nldr].

Abed Abidat
© Oriane Zerah, Des Roses Sous Les Épines

La suite a été le fruit de rencontres improbables, des hasards dans la vie – et ce encore aujourd’hui. Un projet d’édition en amène toujours un autre, puis un autre… c’est sans fin. Je n’avais aucune expérience dans le domaine, j’ai tout appris sur le terrain, et c’est un métier où, à mon sens, on a toujours à apprendre.

Comment définiriez-vous la ligne éditoriale de la maison d’édition ?

J’ai vraiment une ligne éditoriale propre à Images Plurielles, mais je me permets parfois de dévier un peu de cette ligne en proposant également d’autres sujets divers et variés. La ligne éditoriale de la maison parle de sujets en lien avec la société dans le monde : situations géopolitiques, écologiques… Une part importante est consacrée à la mémoire contemporaine et à son histoire, mémoire des lieux, des hommes qui les traversent.

Dans le village de Bangoula, détruit par les Peuls avant leur départ et pillé par les villageois, un homme inspecte une maison détruite © Michaël Zumstein / Agence VU

Ce sont des thématiques qui semblent indissociables des actions sociales que vous menez auprès des publics. Pourquoi est-ce important, pour vous, de mener ces ateliers collaboratifs ?

Je vais dire que c’est lié à mon passé de travailleur social. Avant et pendant ma formation de photographe et d’éditeur (à une période, j’étais à mi-temps), je travaillais dans des structures socioculturelles et éducatives auprès de tout public, en souffrance ou en situation de handicap.

C’est ce qui a façonné ma manière de traiter les sujets, ma capacité à utiliser cette expérience dans le monde artistique et photographique. Je trouve plus judicieux et utile de vivre de ce métier d’éditeur, de diffuseur et de photographe en menant ces actions sociales auprès de publics que je connais bien et qui en ont besoin.

« Apporter, au pied des immeubles, la culture », comme on pourrait le formuler.

Abed Abidat
Abed Abidat
© Mathieu Do Duc, Polas Benin

Qu’en est-il de cet ancrage à Marseille ?

Mon ancrage à Marseille n’est vraiment pas une revendication, tout au contraire. C’est la ville où je suis né, c’est la ville où je vis et où je travaille. C’est sûr, j’ai beaucoup travaillé sur des sujets qui concernent Marseille parce qu’il fallait en parler, mais je suis vraiment attiré par ce qu’il se passe ailleurs dans le monde. En 2018, Images Plurielles crée le projet Comme une résurgence, une reconstitution photographique de la mémoire des Aygalades, une cité des Quartiers Nord de Marseille.

Abed Abidat
© Gregoire Eloy, Ressac

La pratique de la photo de famille est centrale dans ce projet ; en quoi est-elle, selon vous, essentielle pour écrire l’histoire individuelle et collective d’un quartier populaire ?

La plupart de mes projets photos commencent par un constat. Si on prend l’exemple de Chibanis, chibanias – portraits d’une génération sans histoires, c’est un projet photo sur l’histoire de l’immigration maghrébine vers la France entre les années 1940-1970. C’est une histoire qui me concerne directement, c’est celle de mes parents.

Leur histoire, je ne la connaissais pas du tout. Ils n’ont jamais voulu nous raconter comment ils sont venus, dans quelle situation et dans quelle condition de vie ils étaient. Ils ont toujours dit, à mes frères et sœurs et moi, qu’il fallait oublier ces mauvaises périodes. Ça a créé un grand vide dans nos parcours personnels. Comme je le dis souvent : on a hérité le silence.

C’est sans aucun doute ce qui a exacerbé notre envie de savoir. Il a fallu que j’aille sur le terrain pour photographier et récolter des histoires de ces chibanis avant qu’ils ne disparaissent. En dernier lieu, j’ai questionné ma famille. Ce travail, je l’ai fait surtout pour nos enfants et les enfants de nos enfants.

Pour revenir à CUR aux Aygalades, c’est sensiblement la même chose, je cherchais un moyen de raconter une histoire et de laisser une trace. Pour moi, les seuls supports qui peuvent raconter une histoire et créer un vrai patrimoine de cette cité, ce sont les photographies prises depuis le début de la construction jusqu’à nos jours par toutes ces personnes qui y vivaient, particulièrement par le biais des photos de familles.

© Adrien Tache, Photografrika

C’est aussi une invitation à partager la diversité des points de vue pour changer la focale et regarder autrement la cité, renouveler et resituer les représentations habituelles des Quartiers Nord, souvent stéréotypées… c’est pour ça que des récits viennent compléter ces histoires. Ce projet est diffusé grâce à un site internet dédié et consultable par tous et pour tous.

Vous inaugurez ces temps-ci une nouvelle collection intitulée Librement, dont le premier opus Aka Zidane a été chroniqué dans nos lignes. Quelle sera la ligne directrice de cette nouvelle collection ?

En fait, il existait déjà une collection intitulée Librement, il y a environ sept à huit titres répartis sur plusieurs années, et cette collection vit toujours. C’est une collection essentiellement en noir et blanc, au format carré et qui englobe tout projet quel que soit son sujet : Seeuropeans de Paolo & Verzone, Célèbre Visages de divers photographes de VU’…

La Nouvelle Collection Librement est une collection plus « stricte », car la ligne directrice est le voyage, mais avec une expression libre dans la manière de photographier : la technique utilisée (Polaroid, argentique noir et blanc, numérique…) ou le sujet traité (documentaire, voyage intérieur, poétique, ou encore carnet de route).

J’ai donc invité des photographes que je connaissais bien comme Grégoire Eloy ou Mathieu Do Duc, j’en ai découvert d’autres sur internet ou dans des festivals, comme Michaël Zumstein ou Olivier Calicis, et j’ai reçu des propositions, comme le beau travail de portrait d’Oriane Zérah.

© Olivier Calicis, Scampia non solo Gomorra

Un mot pour conclure ?

Mes proches se mettent à sourire à chaque fois que je leur dis que l’an prochain c’est la bonne, que j’arrête tout. Mais chaque année je continue à produire, à monter des projets, à aimer tout simplement ce métier. Il est très prenant et énergivore, parfois décourageant, mais admirable. Et j’attends toujours avec impatience le prochain ouvrage qui sortira de la presse.