Depuis quelques mois, elles semblent envahir Internet – et brouillent notre perception de la réalité. Elles, ce sont les images générées par des IA. De Dall-E à Stable Diffusion, de Midjourney à Imagen, leurs « prouesses » n’en finissent pas de faire réagir. Phototrend revient sur ce phénomène de grande ampleur à travers 3 exemples concrets : la Une du dernier numéro du magazine Réponses Photo, un visuel autour du récent séisme en Turquie, et la « photo » gagnante d’un concours australien.
Sommaire
- Dall-E, crée-moi une photo plus vraie que nature
- « IA, photographie-moi un marin » : la Une provocatrice de Réponses Photo
- Le jury d’un concours photo trompé par une photo générée par une IA
- L’enfant turc secouru par un pompier grec : de l’émotion à la désinformation
- Ces images sont-elles des photographies ?
Dall-E, crée-moi une photo plus vraie que nature
Jusqu’ici très confidentielles – et cantonnées à quelques projets de recherche – les images générées par l’intelligence artificielle ne cessent d’étonner et de faire couler de l’encre (numérique).
Mais au fond, qu’est-ce qu’une image « créée » par l’IA ? Elles sont le fruit d’un système de « text-to-image » : l’utilisateur entre une requête, et le programme conçoit une image (dessin, peinture, photo…) correspondant à cette requête. Un procédé similaire à celui employé par ChatGPT, capable de rédiger des textes de plusieurs paragraphes à partir d’une requête de quelques mots.
Naturellement, ces différents programmes – Dall-E, Midjourney, Stable Diffusion et bien d’autres encore – posent un certain nombre de questions. D’une part, les images ainsi générées ne sortent pas « de nulle part ». Ces différentes IA ont ainsi été « entraînées » à partir de millions d’images trouvées sur Internet, notamment sur Flickr, Wikipédia, Shutterstock – posant de sérieuses questions quant au respect du droits d’auteur.
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Sans parler des travailleurs (bien humains, ceux-là), rémunérés au lance-pierre, chargés de « cadrer » les résultats de l’IA pour éviter la prolifération de contenus problématiques.
D’autre part, ces images perturbent notre rapport au réel. Comment différencier une « vraie » photo, capturée par un photographe en chair et en os, d’une image « plus vraie que nature », mais générée par l’ordinateur ? Certes, ce questionnement existe déjà depuis l’avènement de Photoshop. Mais la facilité avec laquelle on peut obtenir (gratuitement) ces « vraies-fausses photos » laisse pantois.
Nous avons ainsi voulu décrypter 3 cas pratiques, où les images générées par l’IA viennent profondément bouleverser notre rapport au réel.
« IA, photographie-moi un marin » : la Une provocatrice de Réponses Photo
Au premier abord, rien ne permet de différencier la Une du numéro de mars 2023 du magazine Réponses Photo. On y découvre le portrait d’un homme à la barbe blanche, dont les rides profondes sont soulignées par un éclairage subtil. De délicates bulles de bokek viennent habiller l’arrière-plan.
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Sauf que le marin de cette photo… n’existe pas. Pas plus que son bateau à l’arrière-plan. « Cette image a en réalité été générée par Midjourney, un programme d’intelligence artificielle à qui on a demandé de concevoir la photo d’un marin de nuit, devant son bateau, par un temps pluvieux, réalisée à l’aide d’un appareil photo argentique moyen format et avec du bokeh », explique Thibaut Godet, rédacteur en chef du magazine.
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Le but de Réponses Photo : illustrer son dossier sur la photo de nuit – mais surtout troubler la perception de ses lecteurs. « Aurait-on imaginé il y a seulement un an ou deux que l’on vous présenterait une telle image en couverture ? Non. C’est dire à quelle vitesse ont évolué ces derniers mois. Et leur marge de progression est encore abyssale », poursuit le journaliste. Qui précise que 300 essais (!) ont été nécessaires avant d’obtenir le visuel de ce marin.
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Mais il est certain qu’une telle image, en Une d’un magazine photo, a clairement de quoi dérouter. Une manière d’interpeller le lecteur, de susciter en lui un questionnement autour de ces technologies et de leur impact. Et un joli coup de pub pour le magazine, dont l’initiative a été relayée outre-Atlantique par le média PetaPixel.
Le jury d’un concours photo trompé par une photo générée par une IA
Le 1er février 2023, le compte Instagram de Digidirect, revendeur de produits high-tech, dévoilait la photo gagnante de son concours photo estival. Très spectaculaire, l’image primée nous fait découvrir une plage où déferle une vague aux tons bleu foncé, baignant dans la lumière orangée d’un soleil couchant.
Problème : cette photo gagnante, cette vague impressionnante – et les surfeurs au centre de l’image… sont totalement artificiels. Dans un commentaire, posté peu de temps après le post de Digidirect, un studio nommé Absolutely AI avoue avoir créé cette image de toute pièce.
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Cette dernière devient ainsi la première « photo » générée par une IA à gagner un concours photo – surpassant de fait toutes les « vraies » images créées par des photographes en chair et en os.
« Une image générée par l’IA pourrait-elle non seulement passer inaperçue (aucune des personnes ayant vu l’image n’a perçu quelque chose d’inhabituel), mais aussi se voir décerner le premier prix par un expert en photographie ? La réponse est un oui retentissant », indique, un brin péremptoire, Absolutely AI dans un communiqué.
Quoi qu’il en soit, beaucoup voient en cette photo gagnante un véritable signal d’alarme. Et rappellent l’urgence de développer, à brève échéance, des solutions pour garantir l’authenticité des photographies numériques. Et, à l’inverse, détecter les fausses images. « Les professionnels de l’image devront plus que jamais interroger le contenu des photos, vérifier les métadonnées, décortiquer les fichiers, pour ne pas se laisser duper, et risquer de tromper le public dans la foulée », détaille Thibaut Godet dans Réponses Photo.
L’enfant turc secouru par un pompier grec : de l’émotion à la désinformation
Le 6 février 2023, un séisme frappait la Turquie et la Syrie, causant la mort de plus de 35 000 personnes. Immédiatement de nombreux messages de soutien fleurissent sur les réseaux sociaux, saluant l’héroïsme des sauveteurs.
Deux jours plus tard, Panagiotis Kotridis, ancien commandant des pompiers grecs, postait un message Facebook. « Pour honorer mes collègues qui donnent le meilleur d’eux-mêmes afin de sauver les personnes touchées par les tremblements de terre en Turquie, j’ai réalisé cette photo », indique-t-il.
Le message est accompagné d’un visuel montrant un sauveteur de l’EMAK (les services d’urgence grecs) portant dans ses bras un petit enfant turc. Comme un symbole d’unité entre les deux pays, au-delà des dissensions autour de l’île de Chypre. L’image devient immédiatement virale, étant reproduite et relayée plusieurs milliers de fois en quelques heures.
À tel point que bon nombre d’internautes semblent avoir oublié un point essentiel : cette image, aussi touchante soit-elle… a été générée grâce à Midjourney et Photoshop. D’ailleurs, certains éléments permettent de s’en rendre compte assez rapidement : l’aspect plutôt lisse de l’image, l’atmosphère assez laiteuse… ou encore les 6 doigts de la main droite du secouriste !
Pourtant, ceci n’a pas empêché bon nombre d’internautes de partager ce visuel comme s’il s’agissait d’une vraie photo. Et de faire appel au champ lexical de l’émotion. « Il y [a] tant d’humanité dans cette photo », twittait ainsi une personne dans un message liké près de 4700 fois.
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Ce dernier point est assez préoccupant. Car il suffirait à une personne (plus ou moins bien intentionnée) de produire une image « émouvante » via une IA pour que celle-ci soit partagée sans discernement à très grande échelle.
Certes, les fake news n’ont pas attendu l’arrivée de Midjourney, Stable Diffusion ou Dall-E pour se propager sur les réseaux sociaux. Mais là encore, la facilité – et le coût dérisoire – avec laquelle n’importe qui peut créer une image « plus vraie que nature » pose un vrai problème quant à la fiabilité des informations qui circulent sur la toile.
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En clair : il est indispensable de ne pas être emporté par ses émotions – et de faire fonctionner notre esprit critique. Un point qui, justement est rendu plus complexe avec l’apparition de ces « vraies-fausses photos » générées par l’IA.
Ces images sont-elles des photographies ?
Nous aurions pu continuer cette analyse avec bien d’autres exemples. Un internaute américain a ainsi partagé ces photos de soirées créées avec Midjourney – qui semblent sortie des années 90… mais où les jeunes filles sur les images possèdent 7 doigts et une dentition assez étrange.
Sur une note plus légère, mentionnons aussi la vidéo de l’humoriste britannique John Oliver, consterné que l’IA soit incapable de représenter son mariage… avec un chou.
Au-delà, ces différents exemples interrogent notre rapport à l’image. Comment – et où – situer la frontière entre une « vraie » photo et une image créée par une IA ? Étymologiquement, photographier consiste à « écrire avec de la lumière ». Si aucune lumière n’a été utilisée pour la réalisation de ces images, il ne s’agit pas de photographies.
Pourtant, nous dirons certains, le trucage de photos existe depuis l’invention de la photographie. Et des logiciels comme Photoshop ont recours à l’IA pour nous permettre de modifier plus facilement nos images.
Sans oublier un logiciel comme Luminar AI, par exemple, qui facilite le remplacement du ciel d’une photo par un autre, parfaitement artificiel. Mieux encore, il est possible d’entraîner l’IA avec ses propres photos, fournissant une base « bien réelle ».
In fine, il demeure une question cruciale : celle de l’intention. Lorsqu’un photographe (humain) déclenche son appareil photo, il le fait afin de figer un fragment d’une situation telle que perçue par lui à un instant T. Chose qu’une IA aurait bien du mal à faire, puisqu’elle ne fait qu’imiter cette intention première du photographe en se basant sur les photos de sa bibliothèque.
Dans tous les cas, l’irruption de ces technologies questionne notre rapport au réel, à la vérité que vient reproduire une photographie. Et puisque ces plateformes n’en sont qu’à leurs balbutiements, il est primordial d’en saisir tous les enjeux dès à présent.
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