Francesca Piqueras a grandi dans une famille d’artistes proche de Marcel Duchamp, Man Ray et Salvador Dali. Bercée par l’Art, elle a rapidement su établir sa propre signature grâce à son écriture photographique singulière. Au plus près de la matière, de la pierre (Movimento, 2018) aux flammes de l’industrie (Feu, 2020), Francesca Piqueras donne à voir l’empreinte de l’Homme sur son environnement. Une démarche entre photographie d’Art et documentaire à l’honneur dans Marbre, nouvelle série exposée à la Galerie de l’Europe jusqu’au 9 avril 2022.
Que vous permet le médium photo, vous qui vous destiniez plutôt au cinéma ?
La photographie pour moi est un acte solitaire, une quête permanente et sans contrainte de ce que je veux dire, de ce que je recherche. Mes sens sont toujours en éveil, disponibles aux sensations et aux émotions que je souhaite introduire dans ma photographie. Lors de la prise de vue, je reste sur place jusqu’à ce que je pense avoir obtenu ce que je suis venu chercher.
Quel a été le point de départ de votre nouvelle série Marbre, dans laquelle on est immergé dans la matière ?
C’est une série sur laquelle j’ai commencé à travailler il y a trois et demi avec Movimento. J’y avais associé les carrières de marbre et un lâcher d’eau dans un barrage en Chine. Il s’agissait alors de montrer l’intervention de l’Homme dans son environnement. Précisément, je recherchais à ce moment-là une association entre la pierre et l’eau, une continuité esthétique qui passe par le mouvement; à la fois dans la trace présente dans le marbre et par le flux de l’eau. Je suis resté un peu à distance tandis que pour Marbre, j’ai voulu être au plus près de la matière, jusqu’à sentir la respiration de la pierre.
Pour Marbre, j’ai voulu être au plus près de la matière, jusqu’à sentir la respiration de la pierre.
Il y a un aspect très graphique, presque abstrait et pictural à ces images. C’est une série qui semble traitée comme un tableau. C’était ce que vous aviez en tête avant même de vous rendre en Italie ?
J’ai traité cette série plutôt comme une plasticienne que comme une photographe. Ce qui m’intéressait, c’était de rentrer dans la matière, de perdre mes repères et de faire perdre ses repères à ceux qui regarderaient ces images. Je suis donc allée dans les carrières abandonnées, où le temps a fait son œuvre. Le marbre porte des métaux qui s’oxydent et adoptent différentes couleurs. Quand il est blessé, coupé, implosé, le marbre se répare, s’oxyde, se cicatrise pour présenter des mouvements de couleurs et des expressions très particulières.
J’ai composé avec ces éléments comme on peint un tableau. Au fond, c’est aussi de cette manière que l’on compose une photo. La photographie est un Art à part entière, elle nécessite de l’invention, de la créativité, de l’imagination et un vrai regard pour interpréter le réel, au travers de son vécu et de sa propre expérience. Je suis allée en Italie avec cette idée précise de témoigner de la blessure minérale. Avec une grande liberté, et beaucoup de rigueur. Le travail de la lumière et de l’ombre était fondamental pour raconter cette histoire.
Au cœur de la pierre, veines et sillons semblent des cicatrices. L’utilisation de plans serrés et focus, c’est une manière de traiter le paysage presque comme vous le feriez pour un portrait ?
Oui, je cherche à rentrer dans l’intime de la blessure, de l’expression de la cassure, la brisure. Je cherche également à aller dans l’unicité de chaque réparation. C’est effectivement comme ça que je traiterai un portrait.
Sans vraiment montrer la présence de l’Homme, on perçoit sur vos photos les stigmates et meurtrissures que l’exploitation des carrières fait porter à la roche. Est-ce un point commun à toutes vos séries de témoigner de notre impact sur le monde sans utiliser les codes d’une photographie documentaire ?
C’est absolument ça. Je parle des traces que l’activité humaine laisse sur notre environnement. J’en témoigne plutôt d’un point de vue artistique, dans le sens où bien sûr cela fait écho à mon histoire. Je parle de l’humain ravageur, je parle de moi-même. C’est une interprétation, une recherche, un focus. C’est un thème qui me tient à cœur et dans lequel je ne peux qu’être sincère, sans codes ni faux-semblants. Cette ligne directrice guide tout mon travail. C’est un témoignage peut-être, mais c’est surtout une recherche esthétique aussi sur ce sujet que je trouve fascinant. Que la douleur, la blessure, l’abandon puissent devenir beaux, plaisants, intéressants c’est ce qui m’inspire. L’œuvre devient une surface projective où chacun se raconte son histoire avec ce même thème pour toile de fond.
Que la douleur, la blessure, l’abandon puissent devenir beaux, plaisants, intéressants c’est ce qui m’inspire.
On vous décrit souvent comme une photographe de l’anthropocène, une archéologue du présent témoin d’un affrontement entre nature et humanité. Vous retrouvez-vous dans cette introduction ?
Je pense qu’un artiste ne peut pas passer à côté de notre réalité, il en est à la fois le témoin et l’interprète. Ce combat que mène l’homme contre son environnement, et qui pourrait être fait avec intelligence, est le reflet de ce qu’il arrive dans de nombreux domaines et à titre d’exemple dans la barbarie que nous vivons en ce moment avec la guerre en Ukraine. L’Homme est un terrible destructeur qui anéantit tout sur son passage. La nature quant à elle se reconstruit, se répare, se relève, panse ses blessures. Est-ce que cela va changer ? J’en doute. Je resterai donc un témoin, qui use d’un outil artistique pour parler et faire sentir grâce ma liberté absolue en n’appartenant au fond à aucun mouvement de la photographie contemporaine.
Qu’est-ce qui fait selon vous une bonne photo ?
C’est selon moi la sincérité du propos et le fait de se donner les moyens de toucher celui qui la regarde.
Comment avez-vous préparé votre exposition à la galerie de l’Europe ?
J’ai réalisé cette série pendant le confinement, vivant entre l’Italie et la France. Je suis venue à la rencontre de la galerie de l’Europe (où ma série Feu avait été exposée l’année dernière) avec quelques tirages tests et nous avons choisi une douzaine de photos emblématiques de cette série. J’ai repensé l’encadrement avec un verre antireflet pour chaque photo. Le tirage est toujours en light jet, donc sur papier argentique sensible, ce qui pour moi est fondamental quant à la texture de la photographie qui est presque charnelle.
Quels sont vos projets ?
Je reviens du Pérou où j’ai réalisé trois séries. Une série sur le sable dans le désert, qui fait écho à son exploitation par l’Homme, l’une sur un glacier fondu qui laisse apparaître une montagne à fleur de peau, en référence au climat. Et enfin, je suis retournée photographier des vagues avec, en arrière-plan, la vision de plateformes pétrolières. J’exposerai en novembre les dunes et la montagne avant de poursuivre mon travail sur l’eau, dans l’abstraction.
Merci à Francesca Piqueras d’avoir répondu à nos questions.
L’exposition Marbre est à découvrir jusqu’au 9 avril 2022 à Paris à la Galerie de l’Europe. Son travail est également présenté sur son site internet.