Dans la série Le dessous des images, nous souhaitons raconter l’histoire qui se cache derrière certaines photos ou images emblématiques, connues ou moins connues, qui ont marqué notre société ou notre regard sur le monde.
Célébrée pour ses émouvants portraits en noir et blanc, Diane Arbus (1923-1971) est née Diane Nemerov à New York. L’artiste voit le jour dans une famille aristocratique juive ayant fui la Russie. Première femme photographe de sa génération, Diane Arbus fit partie de la nouvelle garde de photographes documentaires et des pionniers de la street photography rassemblés plus tard sous le nom d’École de New York. Diane Arbus fut invitée à exposer ses images au sein du département photographie du MoMA dès 1967.
L’École de New York, ces photographes qui façonnèrent la photographie de rue
Sa séparation avec le photographe Allan Arbus, son premier amour dont elle aura deux enfants et dont elle conservera le patronyme malgré leur divorce, marquera le début de son interminable histoire d’amour avec la photographie.
La photographe de la marginalité
Deux ans avant l’achat de son tout premier appareil, Diane Arbus déclarait : « Il y a, il y a eu et il y aura une infinité de choses sur Terre. Des individus tous différents, tous désirent des choses différentes, tous connaissent des choses différentes, tous aiment des choses différentes, tous ont l’air différents… Voilà ce que j’aime : la différence ». Le sujet de prédilection de la photographe était en effet la différence, la marginalité.
Durant une trentaine d’années, Diane Arbus partit à la rencontre des « freaks », ces monstres humains, et laissés pour compte comme les nains ou les géants considérés comme des bêtes de foire ou encore les travestis et les populations délaissées qu’elle a longuement immortalisés. Diane Arbus souhaitait donner un visage à ceux qui vivent et assument leur différence, leur bizarrerie ou excentricité. Encouragée par sa professeure, la photographe documentaire Lisette, Diane Arbus prend confiance en elle et se rapproche de ses modèles, s’affranchissant des tabous et des conventions sans jamais céder au sensationnalisme.
À la rencontre des inquiétantes jumelles Wade
En 1967, intriguée par l’évènement qui se prépare, Diane Arbus se rend à Roselle dans le New Jersey de l’autre côté de l’Hudson. Nul ne sait à ce jour comment elle eut vent de la fête de Noël organisée en l’honneur des jumeaux et triplés de la petite agglomération.
À Roselle, Diane Arbus rencontre Cathleen et Colleen Wade, deux sœurs jumelles de sept ans membres d’une fratrie de huit enfants. Vêtues de façon similaire : robes de velours sombre (les robes vertes apparaissent noires sur l’image), bandeaux noués dans leurs cheveux bruns et collants elles interpellent le regard de la photographe .
En 1967, Diane Arbus se rend à Roselle dans le New Jersey. Elle y rencontre Cathleen et Colleen Wade, deux sœurs jumelles de sept ans. Côte à côte, devant un mur blanc, elles posent pour la photographe. Par leur tenue, leur regard, leur pose, elles prennent une allure fantasmagorique indéniable. Retour sur ce cliché devenu iconique. les jumelles Wade posent pour la photographe – qui les a probablement photographiées à hauteur de taille, armée de son inséparable Rolleiflex moyen format qui lui permettait d’obtenir ce format carré quasi parfait (38,2 x 38,3 cm) qui deviendra sa signature. La confusion entre l’une et l’autre est accentuée par leur pose, leurs bras mêlés en font presque des sœurs siamoises dont la silhouette unique se découpe sur le fond blanc.
Le regard franc, face à la caméra, les fillettes plongent leurs yeux dans les nôtres à travers l’objectif. Cette pose où le sujet maintient notre regard est devenue une signature des portraits pris par Diane Arbus.
Interroger la notion d’identité
Diane Arbus parlait au sujet de ce cliché qu’elle affectionnait particulièrement de « la différence dans la similarité » (differentness in identicalness). De prime abord rien de très perturbant sur cette image, nous nous fions à son nom et percevons la similitude entre les deux enfants. Pourtant, en nous attardant sur la photographie, à la manière d’un jeu des 7 erreurs et en détaillant avec plus d’attention les visages des fillettes, nous réalisons les divergences entre leurs traits, leurs attitudes et leurs expressions.
La photo devient alors obsédante et semble nous rappeler de nous méfier des apparences, ce qui transparaît peut s’avérer trompeur : à y regarder de plus près, même les collants de ces jumelles sont différents. L’une pose souriante et le regard vif tandis que sa sœur, en négatif, arbore un regard vide presque ennuyé. Qu’est-ce qui nous définit comme un individu unique, singulier semble nous demander Diane Arbus ?
« Il y a, il y a eu et il y aura une infinité de choses sur Terre. Des individus tous différents, tous désirent des choses différentes, tous connaissent des choses différentes, tous aiment des choses différentes, tous ont l’air différents… Voilà ce que j’aime : la différence »
Malgré une mise en scène troublante, la tenue et la pose des fillettes comme calquée l’une sur l’autre, leur individualité émerge. Le noir et blanc renforce cette impression de contraste, cette dualité. Le père des fillettes, Bob Wade, est allé jusqu’à dire qu’il s’agissait de la photo la moins ressemblante prise de ses deux enfants qui n’ont habituellement pas cette allure fantasmagorique. C’est dans cette ambiance singulière esquissée par l’artiste, dans les failles de cette ressemblance presque forcée que se trouve le point de départ de l’interrogation, du questionnement de l’image qui en fait une œuvre d’art.
Certains ont vu dans cette image la personnification de la dualité humaine, du bien et du mal, du vrai et du faux. L’innocence des fillettes semble cacher un terrible secret, le portrait parait évoquer la part angélique et démoniaque qui sommeille en chacun de nous, un sujet qui obsédait Diane Arbus, photographe torturée.
Une image obsédante
Décrite comme mystérieuse, énigmatique, hantée ou effrayante, Identical Twins est rapidement devenue l’une des photographies les plus appréciées de Diane Arbus qui l’avait sélectionnée pour son portfolio A box of Ten Photographs. Depuis 1967 Identical Twins est entrée dans la culture populaire, symbole d’une inquiétante et pourtant obsédante gémellité.
L’anormalité de la ressemblance et le regard perçant qui ne cesse de nous hanter de ces Identical twins sont devenus une source d’inspiration pour de nombreux artistes dont Stanley Kubrick. Le réalisateur imagina à partir de cette photographie ses troublants personnages des deux sœurs jumelles interpelant le jeune Danny dans son mythique film d’horreur de 1980 The Shining. La scène où les deux petits fantômes des fillettes assassinées invitent Danny à les rejoindre pour jouer donna des cauchemars à des milliers de spectateurs à travers le monde. Photographe pour le magazine américain Look, Stanley Kubrick aurait même eu l’occasion de rencontrer Diane Arbus à plusieurs reprises.
Le photographe américain Sandro Miller a quant à lui rendu un hommage humoristique à la photographie de Diane Arbus en invitant John Malkovich à poser pour sa série ‘Malkovich, Malkovich, Malkovich: Homage to Photographic Masters’. Travesti en fillette l’acteur adopte les expressions des sœurs Wade.
Souffrant de dépression Diane Arbus a mis fin à ses jours en 1971 à l’âge de 48 ans. Elle deviendra à titre posthume la première femme photographe à représenter les États-Unis lors de la Biennale de Venise en 1972. Les archives de Diane Arbus seront acquises par le MoMA en 2007.
Si l’on a depuis retrouvé la trace des fillettes, aucune ne se rappelle du jour où leur regard a croisé celui de la photographe. Les deux sœurs ont toutefois gardé les robe qu’elles portaient ce jour-là. Aux côtés du formulaire signé par leur mère, la photographe n’omit pas d’inclure un tirage de leur portrait, un héritage secrètement conservé par la famille Wade.
En 2004, Sotheby’s a vendu une copie du tirage original de Diane Arbus pour 480 000 dollars ; Identical Twins est aujourd’hui estimée à près de 5 millions d’euros.