Aujourd’hui, même s’il peut paraître compliqué de prendre des photos nettes et bien cadrées de jeunes enfants, avec le numérique, et souvent même avec les modes scènes enfants, il est plus simple et plus rapide d’immortaliser leurs bouilles. Parce que beaucoup d’enfants restent rarement immobiles longtemps, capturer leurs mouvements vifs exige une certaine réactivité… et surtout une vitesse d’exposition rapide !
Mais alors qu’en était-il à cette époque révolue où les daguerréotypes mettaient une dizaine ou quinzaine de minutes pour graver un portrait au 19ème siècle ? Excluait-on tout gamin des séances photo ? Eh bien non, il existait des stratagèmes, un peu particuliers, pour remédier à ce problème.

Ainsi, les visages moroses de nos aïeuls qui tirent la tronche (pour diverses raisons) ne sont pas les seules caractéristiques des photos d’époque. On trouve aussi de drôles de spectres recouverts de draps à fleurs ou dissimulés sous un amas de rideaux, qui accompagnent systématiquement les photos d’enfants et de bébés.
Souvent grossièrement discernables sous les plis des couvertures, ces fantômes opaques sont en fait les mamans (et bien plus rarement les papas) des enfants photographiés. En effet, même si le temps d’exposition a considérablement réduit par rapport aux premiers essais photographiques, jusqu’au tout début du 20ème siècle, une demi-minute était toujours nécessaire pour réaliser une image.


Essayez d’imaginer la difficulté d’immobiliser un jeune enfant pendant près de 30 secondes. Impossible, n’est-ce pas ? Alors les photographes avaient trouvé une solution pour répondre aux demandes des mères qui souhaitaient des portraits seuls de leurs enfants : assises sur des chaises, cachées sous des draps ou derrière un rideau, avec parfois des mains flottantes apparentes ou seulement la tête dissimulée, elles maintenaient leurs bébés sur leurs genoux ou leurs enfants à leurs côtés pour les faire se tenir tranquilles et les rassurer.

De plus, bien que beaucoup de photographes utilisaient des structures métalliques et des appuie-tête pour immobiliser les modèles pendant la prise de vue, il n’était pas possible de faire de même avec les bébés et les plus jeunes enfants. Des moyens alternatifs pouvaient être employés pour capter l’attention des bambins et les calmer : le photographe pouvait placer des animaux dans son studio ou encore demander aux parents de leur administrer un calmant (opium, laudanum)… Pas sûr que de droguer ses enfants pour obtenir des photos nets soit encore bien accepté aujourd’hui !

Les portraits qui en résultent affichent des gamins à l’air contemplatif et ennuyé, sans sourire (un sourire étant trop bien trop fugace pour les systèmes de l’époque), postés sur, ou à côté d’une étrange silhouette, sombre ou à motifs décoratifs.
Parfois, le corps de la mère pouvait être visible, sans autre artefact, mais la partie de la tête était coupée.

A la fois lugubres et tendres, ces portraits typiquement victoriens rappellent le rôle particulier de la photographie auparavant, celui du témoin de l’existence d’une personne : avec un taux de mortalité infantile encore élevé jusqu’à la fin du 19ème siècle, photographier les enfants à un jeune âge permettait d’avoir un souvenir post-mortem si jamais un malheur arrivait. Glauque par excellence !

Cependant, dans un contexte plus contemporain, ces « Hidden Mothers » peuvent faire écho aux représentations féminines comme objets, comme l’illustre la polémique autour de la dernière campagne publicitaire de Saint-Laurent. La série « Anonymous Women » notamment (et surtout la sous-section « Draped ») de la photographe américaine Patty Carroll qui dissimule des femmes dans un environnement les rendant pratiquement invisibles, semble combiner ce débat contemporain à l’esthétique de ces anciens portraits.

L’ensemble de la série « Anonymous Women » se trouve sur le site personnel de Patty Carroll.