© Matjaz Tancic

Thomas Sauvin : rencontre avec l’archiviste compulsif de photographies destinées à l’oubli

Une image photographique et anonyme de la Chine du XXe siècle

Depuis 2009, Thomas Sauvin récolte et collectionne des photographies destinées à être détruites, notamment dans une déchetterie, en Chine – pays dans lequel il a vécu plus de dix ans. C’est ainsi qu’il a sauvé de la destruction et de l’oubli près d’un million de photographies. Il en a constitué une archive monumentale, un véritable document sur la vie au XXe siècle en Chine.

Les éditions La Martinière ont récemment publié un livre constitué d’une partie (infime) des archives de Thomas Sauvin, dans leur collection Percevoir. Nous avons rencontré le photographe à l’occasion de cette parution pour qu’il nous éclaire sur son parcours et sa démarche d’artiste-archiviste.

METV #02, 1984 ©Thomas Sauvin

Quel est ton premier souvenir de photographie ?

Mon premier souvenir de photo est une photo que je n’ai jamais pu voir. J’avais une dizaine d’années, j’étais parti en Égypte avec ma famille, et ma mère m’avait acheté un petit appareil photo argentique. Je n’avais pris que deux pellicules pour le voyage et elle s’est rendu compte que j’étais très prolifique… alors elle m’a laissé faire la fin du voyage sans pellicule. J’ai passé deux semaines à prendre des photos avec un appareil qui n’avait pas pellicule. Quand je suis rentré et que je lui ai demandé de faire développer tout ça, elle m’a avoué qu’il n’y avait pas de pellicule dans l’appareil photo.

Mon premier souvenir d’image c’est une photo que j’ai prise sur un bateau de croisière, sur le Nil, que j’aurais bien aimé voir et que je n’ai jamais vue.

À l’origine, une frustration alors ?

Exactement. Peut-être faudrait-il que j’aille m’allonger chez un psy ! (rires) Ça explique sûrement pourquoi je me suis mis à récupérer les négatifs des autres.

Huang Shuying, Acrobate Chinoise, Tirage D’époque #3643 © Thomas Sauvin

La collection dans laquelle tu as été publié s’appelle « Percevoir ». Quel sens donnes-tu à ce mot ?

Je pense que l’idée de La Martinière répond à une volonté de publier et diffuser 12 artistes, 12 photographes contemporains avec des regards assez différents et aux pratiques multiples. Percevoir c’est la façon dont on regarde l’image, dont on lui donne une certaine valeur, dont on l’utilise. C’est une manière de voir les choses finalement, c’est un angle.

Rapport Archéologique, Datung, 1984, Tirage D’époque #211021 © Thomas Sauvin

Tu es allé en Chine pour sauver des sacs de négatifs, les trier et les restaurer. D’où est venu ce désir d’archive ?

C’est une assez longue histoire. J’ai commencé à apprendre le chinois quand j’étais adolescent et j’ai eu l’occasion d’aller en Chine assez jeune. J’ai décidé d’y retourner pour faire mes études, avant d’y habiter une douzaine d’années.

Sur un festival photo dans le sud de la Chine j’ai rencontré un collectionneur d’une archive privée basée à Londres intitulée « Archive of Modern Conflict », pour laquelle j’ai travaillé en tant que consultant. Pendant quelques années je m’occupais de leur acheter de la photographie contemporaine. Je travaillais essentiellement avec de la photographie d’auteur : au quotidien j’évoluais autour de cet objet sacré qu’est la photographie en édition limitée, signée, chère et à manipuler avec précaution…

Au bout d’un moment cela m’a pesé, alors j’ai essayé de chercher ailleurs. C’est ce qui m’a amené à une déchèterie où j’ai trouvé quelqu’un qui était spécialisé dans le recyclage de déchets qui contiennent des nitrates d’argent – je me suis retrouvé face à quelqu’un qui potentiellement détruisait plusieurs centaines de milliers de négatifs, alors je lui ai proposé de les racheter au kilo. C’est comme ça que le projet a commencé, et ça fait maintenant 12 ans que je rachète ce qu’il veut bien me revendre.

Culturisme, tirage d’époque #TS617 ©Thomas Sauvin

Je suis quelqu’un d’assez monomaniaque, quand je fais quelque chose je le fais quotidiennement pendant très longtemps. Il y a eu un effet boule de neige, je me suis mis à récupérer énormément de photos dans cette déchèterie, ça m’a donné envie de regarder ailleurs donc j’ai acheté encore plus de choses sur internet et sur les marchés…

Et puisque les gens en Chine savaient que j’achetais des choses ils m’en proposaient encore plus. S’est constitué comme ça une archive qui compte aujourd’hui plus d’un million de photos, avec comme point commun de venir de Chine et d’être des photos abandonnées, négligées, des photos sur le point de disparaître.

Il fallait désacraliser la photographie, pour toi ?

C’était un bol d’air. Faire face à un sac de 45 kilos de négatifs, de regarder ces images sans savoir qui en étaient les auteurs, quand elles avaient été produites, où elles avaient été prises, ne pas avoir un artiste qui aurait un discours élaboré derrière ces images, c’était rafraichissant, enivrant.

En mettant en lumière des anonymes, ce travail d’archive constitue un véritable panorama de l’histoire récente de la Chine, des différents modes de vie qui cohabitent. Ces témoignages de la vie quotidienne sont essentiellement composés de portraits, de photos de famille mais aussi d’objets ; des traces, presque des preuves finalement. Comment as-tu sélectionné les images ?

La sélection se fait de manière très intuitive, très accidentelle. Au fil du temps, des images ressortent, je les imprime, je les mets sur un panneau métallique juste à côté de mon bureau, je vis avec elles. Je garde les images que je n’arrive pas à oublier.

Tirage D’époque #597 ©Thomas Sauvin

Pour l’élaboration de ce livre, j’ai dans un premier temps donné toutes les images qui avaient été publiées dans les dix livres que j’ai faits à partir de cette archive, ce qui représentait un nombre d’images assez important. Joanna Starck [conceptrice graphique de la collection] a fait son chemin et une première proposition de sélection qui fonctionnait, mais qui ne m’animait pas particulièrement. J’avais l’impression que c’étaient des choses que je connaissais déjà parfaitement. On s’est finalement rencontré pour secouer un peut tout ça et y injecter des trouvailles récentes, des archives à peine constituées, des images de mes dernières semaines de travail.

Une route s’est construite : le livre commence par une naissance, une échographie pour être exact, et se termine sur une photo d’une personne âgée morte dans son cercueil. Ça parle de vie et de mort, et ça parle aussi de la mort du médium qu’est la photographie argentique, puisqu’on voit que les images commencent à se détériorer, à être abimées par le moisi.

Collection « Beijing Silvermine », film #12657, négatif #11 ©Thomas Sauvin

Tu montres également ton espace de travail, tu inclus à même le livre des photographies de ton processus créatif. C’était important pour toi de montrer ça ?

C’est la première fois que je fais ça. Au milieu de l’histoire de ces anonymes, de leur vie et de leur mort, s’insère l’histoire de cette archive, le rapport que j’entretiens avec elle et la façon dont je récupère le sac de négatifs pour le vider, en extraire cette matière première, en sortir les images.

Tiroir #02, Studio Silvermine, 2021 ©Thomas Sauvin

Est-ce que tu sais si, en Chine, la photographie était un signe distinctif d’une classe sociale relativement privilégiée ou si elle était pratiquée par tous ?

À partir de 1949, de la Révolution culturelle, la photographie n’était pas un sport populaire. Elle était réservée à des familles aisées (pas forcément très bien accueillies ces années-là), ou bien données délibérément à des journalistes et à des factions de garde rouge pour documenter des choses qui pouvaient servir la politique et la dynamique de ce temps-là.

Quelques années après la mort de Mao, alors que le pays était dans un processus de réforme et d’ouverture – aussi bien économique que d’ouverture au monde –, les appareils photo « point and shoot » arrivent en Chine et deviennent accessibles au commun des mortels. Ils représentaient un coût mais cela restait quand même relativement accessible. C’est devenu une pratique populaire à partir de ce moment-là, disons à partir de 1985 et encore très largement utilisée jusqu’au début des années 2000, où la photographie numérique a pris le dessus.

Portrait Colorisé à La Main, Tirage D’époque #43 ©Thomas Sauvin

Là aussi c’est une idée que j’aime bien : on parle de tenter de traiter de l’histoire à partir de photographies vernaculaires, de photographies anonymes ; par le développement et l’histoire de cette technologie, cela délimite très clairement la période qui est traitée.

Les photographies sont accompagnées d’un texte de l’écrivain François Durif. Que penses-tu de cette confrontation texte-image ?

Quand j’ai rencontré François Durif, il venait de sortir son livre Vide sanitaire à propos de son métier de croque-mort. J’ai proposé François pour écrire le texte qui allait accompagner les images – on ne voulait pas de quelqu’un habitué à écrire des préfaces ou des présentations de livres photo.

Plus je me suis mis à y penser, plus je me suis dit : finalement entre ce que peut faire un croque-mort et ce que je fais, il y a peut-être des points communs, des similitudes… dans notre rapport à des inconnus, la « rencontre » d’une certaine façon avec une image ou une forme d’image après leur mort, le soin qu’on prend, la dimension de respect, tout ça à la fois.

Toi, tu ne sors jamais dans la rue sans avoir une image sur toi, au fond de ta poche. Comme un grigri. Tu crois aux images. Moi pas. C’est ce qui nous sépare, nous relie.

François Durif, dans le texte qui accompagne les images de Thomas Sauvin

Le livre de Thomas Sauvin est à retrouver aux éditions La Martinière dans la collection « Percevoir », au tarif de 20,90 € – 128 pages avec un texte inédit de François Durif intitulé « Cran d’arrêt », et une présentation de Simon Baker, direction de la Maison Européenne de la Photographie.

© Éditions de La Martinière