Zoom photographe : Carrie Mae Weems, de témoin à actrice de l’Histoire

Des années 1970 à nos jours, à l'avant-poste de la lutte contre le racisme et le sexisme

La publication de Carrie Mae Weems : The Heart of the Matter chez Aperture et la rétrospective éponyme actuellement proposée à Turin, sont deux occasions de revenir sur le parcours de l’immense Carrie Mae Weems. Portrait d’une figure majeure de la photographie américaine encore trop peu mise à l’honneur en France.

Carrie Mae Weems Zoom photographe
Wifredo, Laura, and Me, 2002; from the series Dreaming in Cuba. © Carrie Mae Weems and reproduced courtesy the artist and Gladstone Gallery, New York, Fraenkel Gallery, San Francisco, and Galerie Barbara Thumm, Berlin

Carrie Mae Weems : l’ancrage d’un regard

Plus que toute autre peut-être, tant son engagement s’y abreuve, l’œuvre de Carrie Mae Weems est indissociable de son contexte sociopolitique. Originaire de Portland, elle nait en 1953, dix années avant le discours empli d’espoir de Martin Luther King Jr. 

Ce n’est qu’en 1964, à l’âge de 11 ans, que la jeune Carrie Mae Weems sera enfin reconnue comme une Américaine égale en droits au reste de la population avec le passage du Civil Rights Act. Le texte met fin à la ségrégation légale et interdit officiellement la discrimination raciale. Pour autant les évolutions ne sont pas si faciles ; nombreux seront les photographes à en témoigner au fil des décennies.

La jeune femme, devenue mère à 16 ans, s’initie d’abord aux arts par la danse et le théâtre de rue. En 1973, elle reçoit un appareil photo pour son 20e anniversaire. Ce sera le début d’une passion qui la conduira jusqu’au City College de San Francisco pour des études de photographie et design.

Entre 1976 et 1984, Carrie Mae Weems commence à réaliser quelques reportages à l’angle documentaire puis devient l’assistante du photographe Anthony Barboza. Dès 1980, elle organise une exposition sur la place des femmes dans la photographie.

Première série majeure, Family Pictures and Stories (1981-2982) se compose de portraits de proches et membres de la famille de l’artiste. Les images, mais aussi la manière dont l’artiste choisit de les présenter, sont dès ses débuts radicales, profondément engagées. 

Carrie Mae Weems Zoom photographe
Welcome Home, 1978–84; from the series Family Pictures and Stories. © Carrie Mae Weems and reproduced courtesy the artist and Gladstone Gallery, New York, Fraenkel Gallery, San Francisco, and Galerie Barbara Thumm, Berlin

Carrie Mae Weems documente les traditions, les injustices et leurs évolutions dans un travail artistique qui fraye avec le reportage d’investigation. L’Histoire, le genre, les classes sociales et l’identité sont au centre du corpus d’images forgé depuis la fin des années 70, à la fois pour témoigner, mais aussi interroger la construction de ces notions.

À l’intersection des discriminations

Laissant son expérience intime entrer en résonance avec les structures qui influent sur nos vies, Carrie Mae Weems est l’auteur de près d’une cinquantaine de séries photographiques. La plupart ont fait l’objet d’expositions et d’acquisitions au sein des plus prestigieuses institutions culturelles américaines et européennes, toutes contribuant à la lutte contre le sexisme ou le racisme

Dans les années 90, la photographe réalise ce qui deviendra sa série la plus iconique. Les 20 images de Kitchen Table, représentant des femmes afro-américaines dans leur cuisine, s’avèreront cultes pour le féminisme. L’artiste se met elle-même en scène dans des archétypes féminins – femme, mère, amante, confidente – pour mieux incarner la guerre des sexes sévissant dans l’espace domestique et le quotidien. Cette fiction minimaliste en noir et blanc est également un témoignage sur l’intersection de l’intime et du politique dans la sphère privée.

Carrie Mae Weems Zoom photographe
Untitled (Man and mirror), 1990; from the Kitchen Table Series. © Carrie Mae Weems and reproduced courtesy the artist and Gladstone Gallery, New York, Fraenkel Gallery, San Francisco, and Galerie Barbara Thumm, Berlin

En se travestissant pour dénoncer les diktats et stéréotypes accolés à la féminité, Weems s’impose comme une artiste majeure dont l’œuvre résonne avec celle de Cindy Sherman. Si son histoire, son corps parfois, est au centre de ses photographies, c’est toujours pour incarner une narration plus universelle qu’autobiographique.

Les photographies de Carrie Mae Weems témoignent de l’acuité de son regard et de l’influence de son œuvre sur la photographie contemporaine. En dénonçant l’omission du corps des femmes noires dans les beaux-arts et l’absence des artistes noires dans les discours et institutions artistiques, elle est parvenue à s’y faire une place de maître. Au prisme de la représentation raciale s’ajoutent donc ceux du genre et de la classe sociale.

Carrie Mae Weems Zoom photographe
Galleria Nazionale d’Arte Moderna—Rome, 2006–ongoing; from the series Museums. © Carrie Mae Weems and reproduced courtesy the artist and Gladstone Gallery, New York, Fraenkel Gallery, San Francisco, and Galerie Barbara Thumm, Berlin

Dans les images de la photographe native de Portland, c’est aussi son parcours personnel et spirituel qui transparait. À la fois artiste et muse, Carrie Mae Weems est tout autant le point de vue que le point de référence de ses images. 

Une œuvre plurielle et toujours activiste

Tout au long de sa vie et de sa pratique artistique, l’une et l’autre se confondant pleinement, Carrie Mae Weems a œuvré pour plus d’égalité et de justice sociale. À partir des années 2000, la vidéo trouve une place récurrente dans sa pratique.

Leave Now!, 2022. Video installation. © Carrie Mae Weems and reproduced courtesy the artist and
Gladstone Gallery, New York, Fraenkel Gallery, San Francisco, and Galerie Barbara Thumm, Berlin

Photographie, peinture, textes, format audio ou vidéo : le travail de Carrie Mae Weems transcende les médiums, mais aussi le temps. Il saisit toujours la complexité d’une époque et offre un visage et une voix à celles et ceux jusque là invisibilisés, réduits au silence. Autour d’elle, Carrie Mae Weems a su rassembler toute une communauté d’artistes, poètes, danseurs, auteurs pour des performances accueillies à l’international.

Aux côtés de l’image, les mots sont choisis, parfois avec poésie ou humour, mais toujours avec soin pour apporter un éclairage différent à l’image. Ils en décuplent la signification et fony pleinement partie de l’œuvre, au-delà du cartel ou de la simple légende. Déjà Ain’t Jockin’ (1987-1988) dénonçait le racisme intériorisé en confrontant le spectateur à des blagues racistes accompagnant une série de portraits. American Icons (1988-1989) ou Colored People (1989-1990) suivront avec la même puissance narrative.

En 1989 et 1990 And 22 Million Very Tired and Very Angry People se présente comme un manifeste pour l’action collective. La série met en scène des objets apparemment quelconques, seule la légende des clichés et des bannières sérigraphiées permettent de comprendre leur impact sur les révolutions.

Si son appareil est son arme la plus affutée, Carrie Mae Weems dénonce aussi le rôle que le médium a joué dans le développement et la propagation d’idéologies racistes. En 1995 et 1996 From Here I Saw What Happened and I Cried rassemble des photographies d’hommes et de femmes réduits en esclavage, des archives collectées dans les bibliothèques universitaires ou musées américains.

L’œuvre de Carrie Mae Weems à travers une exposition transalpine et une publication majeure

En 2023 Carrie Mae Weems entre dans l’Histoire en devenant la première femme afro-américaine récipiendaire du prix Hasselblad

À l’occasion de la parution de Carrie Mae Weems : The Heart of the Matter, une exposition majeure intégrant tirages et installations vidéo de l’artiste est proposée à Turin (Gallerie d’Italia) jusqu’au 7 septembre 2025. L’ouvrage comme l’exposition rassemblent des photographies de jeunesse, depuis Family Pictures and Stories et Kitchen Table jusqu’à une série de clichés inédits. L’ouvrage est enrichi de essais et de contributions signées par penseurs contemporains et académiciens tels Jeffrey Hoone, Dawoud Bey, Dr. Erich Kessel, Dr. Tiana Reid et Dr. Megan Kincaid.

En vue de la rétrospective conçue en partenariat avec Aperture sous le commissariat de Sarah Meister (ex-curatrice du département photographie du MoMA), une nouvelle série a été commissionnée auprès de la photographe. 

Preach explore la place donnée à la religion et à la spiritualité par les populations afro-américaines au fil des générations. Joie, passion et exaltation côtoient la violence des persécutions au sein des lieux de culte trop souvent devenus refuges pour les fidèles contraints d’y abriter leur foi ou leur activisme.

Complémentaire à cette programmation, un catalogue d’exposition publié par Allemandi est proposé à la vente au prix de 49€ auprès du musée et sur le site de la maison d’édition.

Récipiendaire de nombreux prix et distinctions, représentée dans de prestigieuses institutions culturelles internationales, Carrie Mae Weems trouve cette année de nouvelles plateformes pour transmettre un message qui n’a perdu ni sa puissance ni sa pertinence. Si son expérience du monde est celle d’une artiste femme afro-américaine, Carrie Mae Weems ne peut être réduite à ces seules caractéristiques.

Comme elle, son travail fait acte d’une richesse qui semble sans limites, libre de s’affranchir de l’entrecroisement des discriminations pour les dénoncer ou en faire abstraction. Maitre de sa narration, Carrie Mae Weems se réapproprie son histoire par l’art, invitant chacun à en faire de même.

Le livre Carrie Mae Weems : The Heart of The Matters (264 pages, 170 photographies, 21,6 x 25,4 x 2,5 cm) est disponible sur le site des éditions Aperture au prix de 75$.

Carrie Mae Weems: The Heart of the Matter (Aperture, 2025). © Carrie Mae Weems and reproduced courtesy the artist and Gladstone Gallery, New York, Fraenkel Gallery, San Francisco, and Galerie Barbara Thumm, Berlin

Carrie Mae West, The Heart of the Matter
Gallerie d’Italia
Jusqu’au 7 septembre 2025
Piazza San Carlo, 156, 10121 Turin (Italie)
Billet 10€, tarif réduit 8€