Élodie Morel Bazin

Interview Élodie Morel-Bazin, directrice de la photo chez Christie’s : « une vente c’est comme une course de fond »

Élodie Morel-Bazin est la directrice Europe du département Photographie de la maison de vente Christie’s, qu’elle a rejoint en 2005. Elle a accepté de répondre à nos questions alors que la maison propose une vente aux enchères en ligne sobrement intitulée Photographies à quelques jours de l’inauguration de Paris Photo.

Place à l’interview.

Comment et pourquoi en êtes-vous venue à vous dédier à la photographie ?

Parce que la photographie me procure beaucoup plus d’émotions. Chaque fois que je vois un tirage ancien, je me dis que ce moment ou cette attitude a vraiment existé. C’est ce que Roland Barthes évoque parfaitement dans son livre la Chambre Claire, lorsqu’il évoque le ‘Punctum’ en photographie et qu’il décrit comme « ce qui me point », ce détail qui nous touche.

En 2010, Christie’s a créé un département photo en France. Quel a été l’élément déclencheur de cette décision ?

L’essor du marché de la photographie dans les années 2000 et le succès croissant de Paris Photo nous ont poussés à valoriser Paris comme une place incontournable pour le marché de la photographie. Le succès rencontré par notre vente inaugurale d’œuvres provenant de la Fondation Richard Avedon a conforté notre décision.

Il s’agissait au début d’un seul rendez-vous annuel au moment de Paris Photo. Un second rendez-vous s’y est ajouté à partir de 2015. C’est en 2018 que nous avons cessé d’organiser des ventes à Londres au profit de Paris, qui est aujourd’hui la seule place en Europe où nous organisons nos ventes de photographies.

Brigitte Lacombe, Isabella Rossellini, NYC, 1989 © Brigitte Lacombe

Comment préparez-vous une vente, notamment pour l’expertise des photographies ?

Une vente, c’est environ six mois de travail. Dès qu’une saison est terminée, nous travaillons à la prochaine. Je compare souvent les cycles de notre métier à celui des sportifs professionnels. C’est comme une course de fond nécessitant un entrainement rigoureux en amont d’un événement de quelques minutes. Il faut à chaque fois repartir de zéro pour trouver une à une les œuvres qui constitueront la prochaine vente, ou la collection entière qui mérite toute notre attention.

Il faut observer nos succès ou échecs pour adapter notre offre et présenter les œuvres d’artistes ou les tendances que les amateurs et collectionneurs recherchent. Pour chaque œuvre présentée, nous veillons à comprendre la provenance du tirage, son origine… Nous nous mettons en contact avec les artistes, leurs ayants-droits, les experts qui font autorité ou les galeries qui les représentent afin de confirmer l’authenticité et d’obtenir des informations complémentaires comme l’édition.

Notre réseau de spécialistes en photographie, réparti entre New York, Londres et Paris, nous permet de nous appuyer sur l’expertise de chacun et sur nos connaissances d’un artiste. Par exemple, pour Ansel Adams ou Edward Weston, nous consultons systématiquement nos collègues américains. Pour les tirages anciens il est important de connaitre les nombreux procédés et de pouvoir différencier un tirage albuminé, un papier salé, un calotype, un tirage argentique ou un tirage platinum-palladium. En cas de doute, nous faisons appel à des restaurateurs spécialisés dans les papiers.

D’où proviennent la plupart des tirages mis en vente ? 

Les œuvres nous sont confiées par des particuliers, des marchands ou par des institutions et musées étrangers (les collections sont inaliénables en France). Nous nous appuyons également sur le réseau international de Christie’s. Il faut ensuite aller à la rencontre des objets pour confirmer nos intuitions.

Il y a quelques années, un collègue en Allemagne m’avait adressé par email des images d’un album contenant des photos anciennes trouvées par un collectionneur dans une brocante. Intriguée, je suis allée le voir et après quelques recherches, j’ai compris qu’il s’agissait d’un album contenant des épreuves inédites de l’une des premières femmes photographes, Amélie Guillot-Saguez, réalisées en 1847.

Aller à la recherche des objets peut être compliqué, mais c’est l’un des moments les plus fascinant et exaltant de notre métier. L’estimation, qui est un élément rationnel, n’est pas le seul critère pour convaincre un propriétaire de vendre. La part psychologique et la confiance sont tout aussi importantes puisque nous touchons à l’émotionnel.

Peter Lindbergh, Madonna, Harper’s Bazaar, 1994 ©Peter Lindbergh Foundation, Paris

Quel est le profil type d’un acheteur de lots photographiques chez Christie’s ?

Il y a plusieurs profils, mais aussi une grande diversité générationnelle d’acheteurs. Si je devais simplifier, je dirais qu’il y a tout d’abord une génération, qui va jusqu’aux baby-boomeurs, intéressée par le medium photographique avant tout et se tourne plutôt vers la période primitive (XIXe) ou « Classique ».

Les générations suivantes (X, Y et même Z) sont plutôt tournées vers l’art contemporain. La photographie est l’une des rares spécialités, avec les livres et les estampes, à couvrir 150 ans d’histoire de l’art. La peinture ou la sculpture sont vendues par époque : tableaux anciens, art impressionniste et moderne ou encore art d’après-guerre et contemporain. La plus jeune génération se tourne plus spontanément vers l’art de son époque.

Vous avez orchestré des ventes aux records historiques, notamment la vente de la collection Richard Avedon et la vente de la Fondation Cartier-Bresson (Derrière la Gare Saint-Lazare y a été adjugée 433 000 €) ou la collection privée d’Irving Penn vendue en 2011. Qu’est-ce qui fait le succès d’une vente ?

L’une des grandes forces de notre maison est d’être capable de présenter des ensembles ou des collections, de pouvoir transmettre et raconter une histoire. Depuis 2010, nous avons essayé d’organiser chaque année la vente d’une collection ou d’un ensemble distinct.

Qu’il s’agisse de la vente consacrée aux œuvres d’Hiroshi Sugimoto en 2018, de la collection de Leon Constantiner en 2019, la collection Treillard d’œuvres de Man Ray en 2021, ou la collection de l’éditeur allemand Lothar Schirmer que nous présentons en ce moment en ligne. Au-delà de la qualité des œuvres présentées, c’est notre capacité à travailler ensemble autour d’un projet qui assure le succès d’une vente : le succès est toujours collectif.

En 2021, à New York, un tirage d’époque de Man Ray issu de la collection Jacobs, Le Violon d’Ingres, a marqué un nouveau record mondial d’enchères pour de la photographie classique (12 412 000 €). Pensez-vous que cette surenchère à laquelle on a assisté dans l’art contemporain touche également la photographie ?

Ce prix reste tout à fait exceptionnel. En revanche, nous voyons de plus en plus fréquemment les œuvres des grands noms de la photographie dans des ventes d’art contemporain ou d’art moderne. À l’instar d’Helmut Newton, dont l’un des Big Nudes, que nous avons choisi de présenter à New York en mai 2022 dans une vente d’art contemporain, a été adjugé 2 340 000 €.

Citons également le célèbre tirage Dovima aux éléphants de Richard Avedon proposé dans une vente d’art contemporain et adjugé à 1 815 000 € en 2020. Durant la semaine Paris+ en octobre dernier, Christie’s organisait une importante vente Avant-Garde(s) dans laquelle figuraient une œuvre de Man Ray et un tirage de László Moholy-Nagy. Cette tendance est selon moi indispensable et en même temps naturelle, puisqu’elle correspond au goût des acheteurs qui se tournent vers une période plutôt que vers un medium.

Vous avez initié les rendez-vous Icons & Style en 2014 pour mettre à l’honneur la photographie de mode. L’image de mode commerciale est-elle définitivement devenue une œuvre d’art ?

La photographie de mode est un genre qui a toujours existé et que beaucoup de photographes ont pratiqué. Quelques années seulement séparent la naissance de la photographie en 1839 des premières photographies dites de « mode ». En 1856, Pierre-Louis Pierson réalisait des photographies de la Comtesse de Castiglione dans ses somptueuses robes. Dans les années 1920, Edward Steichen photographiait pour Vogue et Vanity Fair, tout comme Man Ray ou Erwin Blumenfeld et plus tard William Klein, Richard Avedon ou Irving Penn pour n’en citer que quelques-uns ; et pourtant ce ne sont pas des photographes de mode.

Jeanloup Sieff, Yves Saint Laurent, Paris, 1971 © Estate of Jeanloup Sieff

Je pense que la photographie de mode, qui est souvent un exercice imposé par la commande d’un magazine ou d’une marque, a permis à beaucoup de photographes de révéler leur art. Aujourd’hui, on assiste à une mise en lumière et une reconnaissance de ce genre. D’ailleurs, le nom du photographe est devenu aussi important que celui de la marque ou du modèle.

Dans l’esprit de beaucoup de gens, les ventes aux enchères ont quelque chose d’inaccessible. Quelles sont les actions de Christie’s pour s’adresser à un public plus large ?

J’ai conscience que Christie’s peut sembler inaccessible, notamment en raison des prix très élevés et des records souvent cités dans la presse. Mais en réalité la grande majorité des œuvres que nous dispersons ont des estimations beaucoup plus abordables. La vente Photographies, que nous présentons à Paris jusqu’au 9 novembre, propose quelques tirages avec des prix de départ à 100 € et plus de la moitié des œuvres présentées ont des estimations comprises entre 2 000 et 10 000 €.

Pour notre spécialité et à l’exception de certaines ventes de collections, toutes les ventes sont maintenant « Online », offrant une expérience simplifiée et une plus grande autonomie. C’est une véritable démocratisation des ventes aux enchères. Depuis deux ans, nos salles d’expositions ont été agrandies et disposent de vitrines accueillantes visibles depuis la rue pour donner envie de franchir la porte. Nos expositions sont publiques et gratuites.

© Vision Ahead, 2022, Sarfo Emmanuel Annor. Courtesy of the Bridge Gallery

En France, Paris Photo est le rendez-vous des collectionneurs en novembre. Comment Christie’s vit cet événement ?

C’est le rendez-vous le plus important pour les amateurs de photographies, avec une affluence de collectionneurs et d’institutions du monde entier. L’offre d’expositions est intense et cette année nous sommes la seule maison de vente internationale à proposer une vente lors de la semaine de Paris Photo.


Un grand merci à Élodie Morel-Bazin pour ses réponses. L’actualité du département Photographie de la maison de vente peut être retrouvée sur le site de Christie’s.