Le dessous des images : L’Enfant Juif de Varsovie

« L’Enfant Juif de Varsovie » est l’une des photographies les plus célèbres prises durant la Seconde Guerre mondiale. Cette image poignante, archive de l’Holocauste, est devenue le symbole de la persécution des familles juives et de la barbarie nazie. Pourtant, peu connaissent les véritables origines et les intentions ayant présidé la prise de ce cliché, capturé il y a tout juste 80 ans.

Dessous des Images Enfant Juif de Varsovie
L’Enfant Juif de Varsovie, photographie issue du rapport Stroop

Un contexte trop souvent occulté

La scène se déroule à Varsovie, au cœur du ghetto créé en 1940 où sont cloitrées et persécutées les populations juives polonaises. Surpeuplée, l’enceinte est peu à peu vidée de ses habitants au rythme des rafles de déportation conduisant hommes, femmes et enfants vers les camps de travail et d’extermination. Plus meurtrières encore sont les exécutions sommaires ayant lieu sur place. À la misère et l’insalubrité s’ajoute donc l’angoisse quotidienne pour ces familles inlassablement traquées. 

La photographie a été prise en 1943, au lendemain de l’insurrection lancée le 19 avril dans un élan désespéré par une poignée de survivants. Les soldats SS mettront un mois à dompter la résistance qui s’achèvera avec la liquidation du ghetto le 16 mai 1943. Cette révolte est trop souvent passée sous silence dans les manuels et documentaires consacrés à la Seconde Guerre mondiale.

Analyse de l’image 

Au centre se tient un jeune garçon en culottes courtes vêtu d’un manteau et d’une casquette trop grands pour son corps frêle. Il semble avoir entre 6 et 8 ans. Ses bras sont levés en signe de soumission, mais c’est dans son regard apeuré, résigné, que plongent les yeux du spectateur. À ses côtés une femme, sa mère (?) adopte la même posture de reddition, comme celles et ceux qui marchent sur leurs pas.

Son regard est tourné vers l’arrière où se tiennent des soldats les mettant en joue. Une marée d’hommes, mais surtout de femmes et d’enfants les succède, évacués de force de l’immeuble. Si certains s’accrochent à un sac ou à un baluchon d’infortune, la plupart sont dans le dénuement le plus total. L’espoir semble avoir quitté chacun d’entre eux.

Parmi les soldats, historiens et survivants reconnaitront le sourire cruel du redouté rottenführer (chef d’équipe SS) Josef Blösche. Les ravages de la guerre et l’implacable destruction du ghetto après son soulèvement se lisent dans le délabrement des bâtiments en gravats dont sont chassées ces familles désolées.

 Enfant Juif de Varsovie
Photographie issue du rapport Stroop

Une composition orchestrée au service de la propagande nazie

La photographie anonyme monochrome présente une composition soigneusement pensée. On ne note aucun signe d’un empressement avec lequel elle aurait dû être prise si elle avait été l’œuvre d’un civil ou d’un résistant attaché à témoigner de la cruauté nazie. Car c’est parce que derrière les fusils et l’objectif se tiennent les mêmes hommes.

L’enfant est placé au centre de la scène grâce à un cadrage rapproché focalisant l’attention sur cette figure innocente, d’une vulnérabilité extrême. L’effet dramatique est accentué par les contrastes de l’image. Les soldats allemands portant bottes, casques et fusils incarnent une autorité incontestable, prête à toutes les exactions, dont la force parait exacerbée. 

La photographie poignante de ce petit gavroche polonais, désormais symbole de la noirceur de l’histoire et de la souffrance de milliers de victimes, est bien l’œuvre intentionnelle des hommes de la Wehrmacht. L’Enfant Juif de Varsovie est un document d’annexe au rapport Stroop, au même titre que 52 autres clichés pris par les nazis. Jürgen Stroop, commandant en charge de mater la révolte du ghetto de Varsovie adresse ces 75 pages dactylographiées à ses supérieurs Friedrich-Wilhelm Krüger et Heinrich Himmler. La légende qui accompagne le cliché N° 14 des 3 exemplaires de ce rapport est sans équivoque : « extraits de force des bunkers » ou « forcés hors de leur trou » (selon les traductions). Le sort du garçonnet demeuré anonyme ne laisse aucune place au doute. 

Les photographies prises par les autorités nazies permettaient de démontrer leur supériorité industrielle et l’efficacité de la mécanique criminelle à l’œuvre : camps à l’organisation bien rôdée, efficacité du tri des populations dès « la rampe » d’arrivée à Auschwitz-Birkenau… Pour forger d’autres images, les photographes n’ont parfois pas hésité à travailler leurs mises en scène, traitant les victimes ignorant de leur destin en modèle d’infortunes. Ici l’enjeu est autre : montrer l’écrasement du soulèvement du ghetto de Varsovie.

L’emploi des images pour manipuler les consciences et la propagande ont été les fers de lance du mouvement totalitaire nazi. Ici l’enjeu n’est nullement de témoigner d’une quelconque empathie envers les femmes ou les enfants, mais bien d’asseoir la supériorité de la race aryenne comme le prône le régime. L’image illustre le titre au rapport policier : « Il n’y a plus de quartier juif à Varsovie ! »

Couverture du rapport Stroop titré « Il n’y a plus de quartier juif à Varsovie! »

Le destin d’une archive SS devenue icône de la Shoah

Lors de sa redécouverte, au moment de sélectionner les pièces à charge au procès de Nuremberg, la photographie a suscité une émotion intense auprès de l’opinion publique. L’indéniable brutalité physique et psychologique de la tragédie de la Shoah imprime la pellicule. L’Enfant Juif de Varsovie rappelle que même les enfants n’ont pu être sauvés de ce déferlement de cruauté, victimes innocentes ou orphelins d’un génocide dont la Libération a souvent ravivé les plaies.

Aujourd’hui largement diffusée, cette photographie change de camp et permet de sensibiliser les générations actuelles et futures à l’horreur de l’Holocauste comme aux dangers de l’antisémitisme et des persécutions. Souvent recadrée, l’image à perdu de sa tension et de sa violence en effaçant la présence de la colonne SS sur le bord droit de l’image. Oublier le contexte dans lequel a été prise cette photo c’est aussi la rendre muette

Beaucoup ont dénoncé le souci éthique que représentait l’association d’un enfant, érigé en icône, aux milliers d’autres victimes issues de groupes hétérogènes, mais aussi l’exploitation d’une souffrance individuelle. D’autres alertent sur la puissance de certaines images, faux amis qui pourraient donner un aperçu déformé de la vérité historique. Prenant l’exemple de photographies d’enfants en pyjama rayé emprisonnés dans les camps, certains historiens rappellent que les plus jeunes étaient assassinées dès leur descente des trains.

Il convient donc de placer cette photographie, comme toute image d’archives, dans un contexte documentaire empreint de respect et de sensibilité. N’oublions jamais qu’elles offrent de la grande Histoire un témoignage à une échelle autre, celle des histoires individuelles.

Rampe du camp d’Auschwitz Birkenau, Stanislaw Mucha, Janvier 1945

Une image appartenant au corpus de l’Histoire

Aux images sauvées de la destruction des archives de l’administration nazie, passée maître dans l’art de la dissimulation, s’ajoutent celles prises par les alliés lors de la libération. Plus rares sont ces clichés pris au péril de leur vie par des hommes et des femmes d’un courage inouï.

Citons ainsi les photos prises par le résistant juif Alberto Errera depuis l’intérieur du camp d’Auschwitz-Birkenau ou les 197 images de « l’album d’Auschwitz » (prises entre avril et août 1944) précieusement conservée par Lili Jacob jusqu’à sa disparition. Du soulèvement du ghetto de Varsovie, Zbigniew Leszek Grzywaczewski, un jeune pompier polonais appelé par les SS pour incendier et raser les habitations, prendra 33 clichés. Ses souvenirs le hanteront à vie.

Destruction d’un immeuble d’habitation du ghetto de Varsovie, Photographie issue du rapport Stroop

Le cliché pris par Margaret Bourke-White à la libération du camp de Buchenwald, la vue enneigée d’Auschwitz depuis les rails, son portail marqué de la funeste devise Arbeit macht frei (le travail rend libre) forment avec l’Enfant Juif de Varsovie les photographies iconiques de cette période. 


Claude Lanzmann, cinéaste à qui l’on doit le film Shoah avait coutume de dire «les images d’archives sont des images sans imagination ». À l’heure où celles et ceux ayant vécu dans leur chair ces atrocités sont de moins en moins nombreux, peut-être devrait-on revisiter avec plus de vigilance et d’attention les archives dont nous disposons. Sans oublier d’interroger leurs intentions originelles

Objet de notre devoir de mémoire, l’Enfant Juif de Varsovie est aussi une preuve commémorative de la résistance juive écrasée par l’oppresseur, plus particulièrement au sein du ghetto de Varsovie. L’image, donnant à voir ce que beaucoup n’ont pas voulu entendre, est un document crucial pour faire taire les voix dénonçant la prétendue passivité de ces victimes innocentes. À l’enfant juif de Varsovie s’ajoutent plus de 6 millions de morts juifs comme issus d’autres populations visées par la politique d’épuration nazie. 

Pour aller plus loin, L’Enfant juif de Varsovie, Histoire d’une photographie de Frédéric Rousseau aux éditions Le Seuil (272 pages, 21,30 €).