© Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

Zoom photographe : Marc Riboud, une rigueur de la composition au service de l’engagement

Marc Riboud (1923-2016) a traversé une grande partie du 20e siècle avec un regard photographique précis et qui témoigne d’un certain engagement. Surtout connu pour ses reportages en Asie, l’ampleur du travail de Marc Riboud ne connaît pas les frontières. Il se forme au côté des photographes de Magnum, Robert Capa et Henri Cartier-Bresson en tête, mais se distingue rapidement par son esprit de liberté et sa manière de travailler au long cours qui lui feront prendre des routes inhabituelles.

Marc Riboud est exposé jusqu’au 31 décembre 2023 au Musée des Confluences à Lyon, l’occasion idéale pour nous de revenir sur son parcours exceptionnel.

Lutteurs, Téhéran, Iran, 1955 – Extrait de Marc Riboud, Au long cours (Atelier EXB, 2023) © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

Un début

Marc Riboud se forge son premier souvenir de photographie dès l’enfance, allongé sur son lit. Un faisceau de lumière traverse les persiennes pour s’étendre sur le plafond : l’image du dehors est projetée dedans, à l’envers. Sa chambre devient une camera obscura, une salle sombre où la fente du volet joue le rôle de lentille ; c’est ce qu’il comprendra plus tard, au lycée, en cours de physique.

Son sens de l’esthétique, c’est le photographe Henri-Cartier Bresson qui lui a transmis, et ce depuis leur rencontre, en 1952. Il le contraint dès ses débuts à utiliser un viseur qui renverse l’image, un moyen essentiel selon lui pour penser la composition ; un argument de taille quand on sait que les peintres de la Renaissance regardaient leurs peintures dans un miroir pour en estimer l’esthétique. Armé de cette nouvelle technique, il parcourt Paris (qu’il connaît encore très peu, ayant grandi dans la région lyonnaise) et se dirige naturellement vers la Tour Eiffel.

C’est là qu’il réalisera sa première photo mythique, et pour cause : des peintres sont à l’œuvre, accrochés à la structure de la tour, et apparaissent à l’envers dans le viseur de Marc Riboud. Surpris, il ajuste instinctivement la composition et prendra la photo Le Peintre de la tour Eiffel repérée rapidement par Robert Capa qui la proposera au magazine Life, en 1953. C’est par la même occasion que Marc Riboud rentrera chez Magnum, entouré de ses nouveaux comparses, Robert Capa et Henri Cartier-Bresson, ainsi que David Seymour et George Rodger, autant de rencontres essentielles dans son parcours de photographe et d’artiste.

La Havane, Cuba, 1963 Extrait de Marc Riboud, Au long cours (Atelier EXB, 2023) © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

Photographe de l’attente et de la patience

À côté de ses reportages commandés via Magnum, Marc Riboud photographie de manière instinctive, suivant simplement son désir. Cette apparente absence de cohérence lui est rapidement reprochée par ses confrères, et devient rapidement une manière pour lui de faire « école buissonnière », pour le citer. Marc Riboud devient malgré lui dissident, presque en opposition à Cartier-Bresson qui lui demandait de raconter des histoires, de faire des liens entre les images et de construire un ensemble.

Marc Riboud sur le pont Zhuhai Canton, Chine 1993 © Xiao Quan

C’est ainsi, Marc Riboud se définit davantage comme un promeneur que comme un voyageur : il ne fait pas des allers-retours pour se rendre sur le terrain et en repartir aussitôt, il travaille au long cours. Il doit aller en Inde ? Marc Riboud prendra la route en Land Rover en 1955, traversant le Moyen-Orient jusqu’à Calcutta, en six mois de trajet. La solitude est pour lui un moyen essentiel à la rencontre, une façon idéale d’être attentif aux moindres détails que seules l’errance et l’attente peuvent permettre.

Fenêtres d’antiquaire Pékin, Chine 1965 – La rue Liulichang à Pékin est célèbre pour ses antiquaires. En 1965, les Pékinois vendent les bijoux de famille pour se nourrir. Un an plus tard, la Révolution culturelle obligera à remettre or et bijoux à l’État, sans contrepartie, sous peine du bonnet d’âne ou pire encore. Ici, les personnages semblent avoir été soigneusement disposés pour composer chacun une petite scène. © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

Une esthétique de la précision et de l’engagement

Ni philosophe, ni sociologue, ni intellectuel, mais bel est bien photographe. Il l’admet volontiers : il ne regarde que la surface des choses. Et c’est bien là sa qualité principale, sa manière singulière de voir les choses sous un angle (presque) purement visuel qui lui permet de concevoir autrement le monde – et ce qu’il en perçoit. Photographe, peut-être aussi un peu musicien, artiste du rythme et de la justesse qui retrouve dans la réalité une géométrie familière, harmonieuse, attentif aux fausses notes qui pourraient gâcher cet équilibre esthétique qu’il affectionne particulièrement.

Retrouver dans la réalité une géométrie ou un rythme que nous aimons c’est comme écouter une mélodie déjà entendue ou savourer un fruit dont nous reconnaissons le goût.

Marc Riboud
Sans titre, Shanghai, Chine. 2002 – À Shanghai en 2002, le boom économique bat son plein et des affiches publicitaires géantes animent les rues. Cette photographie est prise à travers le pare-brise d’un taxi. © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

La première caractéristique de l’œuvre de Marc Riboud est sans aucun doute son sens aigu de la composition. La mise en place des éléments de sa photographie semble être le fruit du hasard ; pourtant, rien n’est plus réfléchi, et c’est là sûrement la grande force de ses images. La puissance évocatrice et esthétique de ses photographies tient à la justesse de cette composition, subtile, devenant presque invisible tant les règles qui la structurent en deviennent évidentes.

Joie, le jour de l’indépendance de l’Algérie Alger, Algérie, 1962 © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

Les images de Marc Riboud marquent immédiatement par son plaisir communicatif de photographier – et par sa personnalité qui transparaît sur chaque cliché. En Algérie, il rejoint des photojournalistes avec qui il partage enfin cette passion de l’actualité (les mêmes dont il se sentait auparavant exclu, tant il les trouvait cyniques), désormais unis derrière cette volonté d’être au cœur des cortèges et au plus près des mouvements de foule lors de l’indépendance de 1962. Marc Riboud n’est plus un simple spectateur, il se transforme au sein de la ferveur populaire, participant à cette ivresse commune qu’il espère pouvoir communiquer avec le monde entier à travers ses photographies, désormais vendues dans la meilleure presse internationale.

Père et son fils, Vietnam, 1976 / Dns une nouvelle zone économique à proximité de Lai Ke, près de la route 13, à 50 km au nord de Saigon Extrait de Marc Riboud, Au long cours (Atelier EXB, 2023) © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

Partir ailleurs, vivre, et témoigner

Il faut dire que l’appétit d’ailleurs ne vient pas de nulle part chez Marc Riboud : son père, déjà, partait faire le tour du monde armé de son Kodak en sortant à peine de ses études supérieures. Il ne fut alors pas tellement surpris de voir son fils partir, à son tour, de la Yougoslavie à l’Inde, du Mexique à la Chine… en somme, tous les territoires où il s’accomplira en tant que photographe social. Photographe engagé et sur les routes du monde, comme un moyen également de déjouer les étiquettes qu’on aurait pu rapidement lui accoler – lui qui vient d’une grande famille bourgeoise, son engagement artistique effacera progressivement l’appellation de « gosse de riche ».

Prière sur un site de forage pétrolier Près d’Al Mubarraz, Arabie Saoudite, 1974 © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAA

Paradoxalement, Marc Riboud ne se définit pas comme un photographe engagé, mais davantage comme un curieux, quelqu’un de concerné par ce qui l’entoure. Voir de près ce dont tout le monde parle de loin, se rendre directement sur les lieux que l’on évoque rapidement à la radio ou lors de discussions amicales… voilà ce qui anima le photographe pendant plusieurs décennies, et ce sans discontinuer.

Marc Riboud ne prétend pas néanmoins pouvoir changer le monde à travers sa pratique ; mais, au moins, tenter quelque chose, animé par ce désir profond de rendre la vie moins triste en essayant d’en faire quelque chose d’autre. L’espoir d’un ailleurs, donc, l’espoir d’une alternative, d’une autre manière de penser le monde.

À droite, le pin appelé Fleur sur la pointe d’un pinceau de rêve et à gauche, Pic sublime Huang Shan, Chine, Années 1980 Grâce aux conseils de son ami le peintre Zao Wou-Ki, Marc Riboud découvre les « montagnes Jaunes » célébrées, depuis la dynastie Song, par les peintres chinois. Il retournera souvent voir ces pics embrumés, source inépuisable de délectation visuelle. © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

De « trop belles images » ?

L’ambivalence de Marc Riboud tient dans son équilibre entre photographie sociale et documentaire et son sens de l’esthétique qui lui fait faire de trop belles images. Il court ainsi le même risque que nombre de ses confrères, qu’on pourrait qualifier de « photojournalistes d’art » (Sebastião Salgado ou Raymond Depardon, pour ne citer qu’eux), à savoir faire de la misère humaine un tableau, rendre la photographie engagée trop artistique et lui retirer ainsi et involontairement sa vocation première.

Rameurs Accra, Ghana, 1960 – Dans les années 1960, Marc Riboud est souvent allé en Afrique fêter les indépendances de plusieurs pays. Ici, au Ghana, indépendant depuis 1957, il nous montre la détermination de ces pêcheurs qui devaient franchir une « barre » dangereuse avant de trouver leurs poissons, ou de décharger des bateaux de marchandises. © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

Si la photographie – à travers son langage qu’on dit universel – peut faire des ponts entre les hommes, elle peut tout autant devenir un écran trop épuré, une surface trop jolie qui, au lieu de créer des liens et de l’empathie, sépare, s’interpose, et efface ce qui fait l’essence même de la photographie. Cet anniversaire si particulier qu’est le centenaire de sa naissance nous permet de (re)découvrir ses images et de réactualiser ces interrogations toujours bien d’actualité.

J’ai longtemps connu cette double tension : la crainte de m’approcher, de violer l’intimité et en même temps une forte envie d’aller voir de plus près pour photographier ce que je n’osais pas regarder.

Marc Riboud
Passe de Khyber, Route entre l’Afghanistan et le Pakistan, 1956 – La passe de Khyber est cette route célèbre depuis l’Antiquité, par laquelle s’engouffraient les armées de Darius, roi des Perses, celles d’Alexandre le Grand, des Mongols et enfin des Tartares. Tous voulaient régner sur l’Inde. Devant ce panneau, Marc Riboud a hésité longtemps sur la route à prendre. © Marc Riboud / Fonds Marc Riboud au MNAAG

Marc Riboud pratiquera la photographie jusqu’à l’âge de 87 ans, où il restera à Paris quelques années avant d’y mourir en 2016. Sa femme Catherine Riboud Chaine a donné l’ensemble de sa collection photographique (plus de cinquante mille images) au Musée national des Arts asiatiques – Guimet.


Le Musée des Confluences expose jusqu’au 31 décembre 2023 une exposition exceptionnelle consacrée à l’œuvre de Marc Riboud : « 100 photographies pour 100 ans ».

L’exposition s’accompagne d’un ouvrage photo publié aux éditions Atelier EXB intitulée Au long cours. Réunissant 132 clichés noir et blanc de Marc Riboud et accompagné d’un texte d’Eric Fottorino, l’ouvrage de 232 pages est proposé au tarif de 55 € en librairie photo.

Phototrend remercie le Fonds Marc Riboud, le MNAAG ainsi que les éditions Atelier EXB pour la mise à disposition des images d’archives.