© Klavdij Sluban

Zoom photographe : Klavdij Sluban, l’ombre en pleine lumière

Klavdij Sluban est un photographe français d’origine slovène. Ses photoreportages au long cours témoignent de sa parfaite maîtrise du noir et blanc. Depuis 30 ans, il franchit les portes closes des centres de détention pour y photographier les détenus adolescents. Plus intime qu’il n’y parait, son corpus patiemment construit à l’ombre de ces murs devient une incarnation parfaite de la photographie, dont l’étymologie (art d’écrire avec la lumière) trouve ici tout son sens.

Klavdij Sluban
© Klavdij Sluban

Le Temps de l’Intimité

Né en 1963 dans le village de Livold, Klavdij Sluban s’est formé en autodidacte pendant son adolescence. Il aurait pu devenir photographe de guerre ; oscillant entre guerre et paix, Yougoslavie et Paris. Ces photos-ci, celles de l’horreur de la guerre, il ne parviendra jamais à les prendre : trop proche de leurs sujets, plus attaché à sauver qu’à témoigner. Klavdij Sluban laisse à d’autres le soin de rapporter l’actualité ; son écriture photographique s’inscrit sur le temps long.

Dépeignant des enjeux contemporains, ses images se détachent de l’actualité brûlante et se détournent des lieux où les regards convergent. Klavdij Sluban est en cela plus artiste photographe que photoreporter. Détachées de l’interprétation des médias, ses photographies s’apprécient dans leur vérité nue, sans nécessiter l’ajout de titres ou de légendes. Les monochromes aux ombres appuyées et les noirs profonds accentuent la dimension intime de son travail.

Klavdij Sluban
© Klavdij Sluban

L’artiste a choisi un tempo lent pour son projet majeur, mené de 1995 à 2016. Réalisées lors de ses visites au sein de l’établissement pour jeunes délinquants de Fleury-Mérogis, ses images ont ensuite été enrichies par des photographies prises dans les pénitenciers de Slovénie, de Serbie, d’Irlande ou de l’ex-Union soviétique, ou auprès des gangs sud-américains du Salvador ou du Guatemala. 

In Vivo, livre conversation entre ces images et la composition musicale signée par Gareth Davis en est une parfaite démonstration. Le livre paru cette année retrace les 30 années passées par le photographe auprès de détenus adolescents. Immortalisés sur la pellicule de son Leica, les lits défaits aux drapés évoquant des toiles en clair-obscur, les murs tagués et les murmures de parloirs répondent aux sonorités crées par le clarinettiste. 

Composer avec l’univers carcéral

Les silhouettes d’un noir profond qui se détachent sur les images de Klavdij Sluban sont donc celles d’adolescents. L’échange y est mutuel et la transmission réciproque, car le photographe ne se contente pas de tirer le portrait de ces jeunes détenus et ne se laisse jamais prendre par la tentation du voyeurisme. Klavdij Sluban organise des ateliers photographiques dans ces mêmes centres pénitentiaires français et étrangers.

Accompagné d’abord d’Henri Cartier Bresson puis de Marc Riboud et de William Klein, le photographe continue de s’engager pour ce projet initié en 1995 à Fleury-Mérogis (avec lequel il cessera de collaborer sur demande de l’administration en 2001).

Klavdij Sluban
© Klavdij Sluban

Dans le centre de Kaliningrad (Russie), les ombres révèlent des regards vifs, dont l’éclat contraste avec la noirceur ambiante. Entre les murs temps et mouvement s’arrêtent, matérialisation parfaite de la photographie : l’instant est figé. Un arrêt d’autant plus fort lorsqu’il touche à l’adolescence, période de mouvements intimes, d’élans futurs ici stoppés net par les actions du passé. Sans compter que pour ces détenus attendant une sortie future ou se replongeant dans leur passé, le temps du présent est souvent absent, nié. 

Sans ligne d’horizon, que deviennent ces jeunesses cloitrées ? Telle est la question au cœur de l’approche humaniste et artistique de Klavdij Sluban. Par la photographie, l’artiste offre aux jeunes une manière de canaliser leur rage et leur violence, d’exorciser leur solitude et leurs angoisses grâce à une pratique constructive, qui est aussi un défouloir. En s’adressant au corps et à l’esprit, la photographie libère le mouvement suspendu et permet aux détenus de se forger une identité. Le travail de Klavdij Sluban mené en prison est aussi une formidable manière de donner à voir une autre vérité, celle des détenus, bien souvent tenus dans l’ombre par les administrations pénitentiaires.

Lettres capitales

Troublantes et poétiques ses images portent majoritairement le photographe à faire le grand écart entre l’est de ses origines et Paris où il vit et travaille. De sa mère, Klavdij Sluban a hérité un goût prononcé pour la littérature classique. Les mots de Proust, Hugo, Faulkner ou Dostoïevski continuent d’accompagner le photographe ; ses images sont empreintes de références à cette littérature. Klavdij Sluban obtiendra d’ailleurs une maitrise de littérature anglo-américaine dont le sujet était déjà dédié à la figure de l’adolescent. 

Guidée par son amour pour les lettres françaises, c’est l’Hexagone que choisira la mère du photographe dans les années 60 au moment de fuir la Yougoslavie. Littérature et exil se confondent alors pour le jeune Klavdij Sluban ; une résonnance qui continue de le guider. En 2015, la Maison européenne de la Photographie lui a permis d’exposer Habiter l’Exil, une série réalisée dans la solitude de l’archipel des Kerguelen puis sur l’île de Guernesey. Klavdij Sluban avait alors effectué une résidence artistique de trois mois au sein d’Hauteville House, la maison de Victor Hugo. Ce séjour sur les traces de l’écrivain faisait suite au temps passé au sein de la datcha de Tchekhov à Yalta. 

Klavdij Sluban
© Klavdij Sluban

Itinérant et indépendant, affranchi de toute agence photographique, Klavdij Sluban a le voyage ancré dans les gènes. Son cycle Transsibériades récompensé en 2009 de l’European Publisher Award for Photography s’est distingué en rassemblant les séries réalisées de 2001 à 2008 dans les espaces traversés en train Transsibérien, Transtibétain et Transmongol. La sortie du livre avait été couronnée d’un succès international l’amenant à être publié chez 6 éditeurs européens.

Les centres pénitentiaires sont peut-être pour Klavdij Sluban à la fois des décors et des lieux de transmission, comme une manière d’interrompre ses pérégrinations, un stop final lui permettant d’interroger notre définition de la liberté

Le vide pour déclencheur

Au cours de ses interventions en prison, Klavdij Sluban rencontre souvent de la surprise de la part des adolescents : ici rien ne se passe, il n’y a rien à photographier. C’est bien par cela que le photographe souhaite commencer, photographier ce vide béant, le rien

Vers l’Est ses images témoignent de ce même vide. L’espace blanc prend chez Klavdij Sluban la forme de la neige, sleg dans sa langue natale. Omniprésente, la neige est devenue au fil du temps un sujet, un personnage à part entière dans sa photographie.

Klavdij Sluban approfondit par la photographie son lien maternel, charnel avec la neige pure de son enfance. La neige c’est aussi la désolation, décrite pour l’exposition proposée en septembre dernier par Erri de Lucca comme « une lèpre blanche, elle ne recouvre pas le sol, elle le ronge. Son silence est devenu oppressant ».

De la Slovénie à la Suède, la Chine, la Finlande, l’Ukraine ou la Mongolie, la neige dans laquelle Klavdij Sluban a apposé ses traces avec talent s’exposait cet automne à Arles.

© Klavdij Sluban

Acte Sud parle de ses images comme « habitées ». Qu’il se rende sur des territoires désertiques, inhabités ou au sein des centres pénitentiaires, la propension qu’a Klavdij Sluban à emplir l’espace vide fait toujours surface. 

Lauréat du prix Leica (2004) et du prix Niepce (2000), invité d’honneur du festival Photo Doc en mai 2022, Klavdij Sluban se distingue une fois encore pour In Vivo (30,5 x 28,5 cm, 84 pages). L’ouvrage est disponible au tarif de 50 € sur le site des éditions La Nouvelle Chambre Claire. En parallèle de cette sortie, Actes Sud consacre à Klavdij Sluban une monographie au format Photo Poche (12,5 x 19 cm, 144 pages) proposé sur le site de la maison d’édition à 13,90 €.

Ce zoom est à retrouver dans le numéro 8 de la Revue Epic.