Gilles Lorin est un photographe français qui entend changer notre regard sur la photographie en nous invitant à renouer avec sa matérialité. S’il a su faire des procédés historiques de tirage son fil d’Ariane, Gilles Lorin nous propose avant tout d’en découvrir la poésie et la modernité. Rencontre avec un artiste-alchimiste inspiré.
Vous vous présentez comme un « photographe, alchimiste et tireur photo », pouvez-vous approfondir un peu cette vision de votre profession ?
Un grand tireur m’a un jour dit qu’il y a les photographes et les tireurs, et très rarement les deux. C’est assez vrai. En ce qui me concerne, je préfère contrôler mon travail du début jusqu’à son aboutissement, c’est quelque chose de très important pour moi. Alchimiste est un terme que j’utilise avec un clin d’œil. Étant loin d’être un chimiste accompli, je m’émerveille régulièrement de la transformation de matériaux naturels bruts en une œuvre tactile et tangible. Il y a là quelque chose de magique et extrêmement satisfaisant. Et puis, le travail de l’alchimiste n’est-il pas la transmutation des métaux nobles ?
Tirages platine-palladium sur papier japonais Gampi, feuilles d’or, cyanotype : cette richesse de procédés est fascinante…
Ces procédés puisent leur source dans les débuts de la photographie ; ils datent du milieu du XIXe siècle. Il y a eu à cette époque beaucoup d’expérimentation ; la photographie influença alors grandement la peinture, et vice-versa. Or, argent, platine, cyanotype… Une fois l’image fixée, ce fut une véritable ruée vers l’or pour commercialiser son application. Bien que l’on connût déjà l’impermanence de l’argent par rapport aux métaux nobles, tel que le platine et l’or, l’argentique prit le dessus lorsque Kodak entreprit une commercialisation à grande échelle, l’argent étant considérablement moins cher que le platine et l’or, le papier sensibilisé se conserve mieux, et il offre la liberté de l’agrandissement.
Qu’apportent de singulier ces procédés à votre travail ?
Aujourd’hui, on les appelle procédés alternatifs ou historiques, mais pour moi il s’agit tout simplement d’une vaste palette de médiums qui me permettent plus de souplesse créative et surtout un travail de matière avec des métaux nobles et un plus grand choix de support, tel que de beaux papiers. Les méthodes que j’utilise s’inspirent de ces techniques anciennes, mais elles vont au-delà. Il est souvent question de passer du temps à expérimenter pour obtenir une certaine plastique, une esthétique, une certaine atmosphère. Pour moi, ce ne sont pas des procédés anciens, seulement différents médiums artistiques, comme dans la peinture, il y a la peinture à l’huile, l’aquarelle, la gouache…
« Pour moi, ce ne sont pas des procédés anciens, seulement différents médiums artistiques, comme dans la peinture, il y a la peinture à l’huile, l’aquarelle, la gouache… »
Vos photographies ont un caractère intemporel, cela vient-il de ces procédés ? Quel rapport entretenez-vous avec le passage du temps sur l’image, sa conservation ?
Je considère le temps comme la couleur : une distraction à l’essence même du sujet. Néanmoins, je ne souhaite pas que mon travail ressemble à la photographie d’hier et ni la feuille d’or ni le gampi n’étaient d’ailleurs utilisés à l’époque. Le temps est une constante que nous ne contrôlons pas, et j’en fais donc abstraction. L’intemporalité de mes images ne découle pas de l’utilisation de ces procédés, plutôt de mon style.
En ce qui concerne la conservation, j’aime quand le temps embellit l’objet, le patine ou l’érode. Cependant, il faut distinguer ce qui relève du passage du temps et de l’erreur humaine susceptible de détruire l’image. L’exécution du tirage, sa conservation sont également de ma responsabilité par respect pour le marchand d’art et le collectionneur.
Comment associez-vous un sujet à un langage technique ?
Il y a parfois besoin d’une décision nette, tranchée, mais il peut être intéressant de varier les procédés. Un négatif peut prendre vie grâce à un seul médium, une image peut également fonctionner dans plusieurs variations, elle en devient alors différente. Comme La Théorie du Chaos, proposée dans un tirage palladium sur papier japonais gampi fait main et dans sa version à la feuille d’or. Il s’écoule un temps de maturité entre la prise de vue et le tirage, qui participe à l’aboutissement de ma réflexion.
Vous avez un rapport fort, quasi charnel à l’objet, d’où la volonté d’établir un tirage photographique, de donner corps à votre sujet.
Ma photographie est en effet une approche de plasticien, où les matériaux comptent énormément, j’ai un amour instinctif pour l’objet et les matières. J’ai beaucoup expérimenté avec le numérique et l’argentique, mais rapidement il m’a manqué le côté tangible du tirage ; mes photos me paraissent plates, car les papiers classiques manquaient de textures. Je pense que j’ai développé une grande appréciation pour l’objet avec mes études en Histoire de l’Art et mon passé d’antiquaire, cela m’a poussé à aller au-delà du tirage conventionnel. Dans ce monde où l’image est trop souvent sous une forme virtuelle, je désire lui donner une forme matérielle. C’est quelque chose qui je trouve manque beaucoup à l’image… Lors du tirage l’image se matérialise, elle nait et devient vivante.
« Ma photographie est en effet une approche de plasticien, où les matériaux comptent énormément, j’ai un amour instinctif pour l’objet et les matières ».
Vous vous êtes formés en autodidacte, quelles sont les difficultés principales ?
C’est avant tout un travail d’expérimentation. La passion, la recherche de la plastique et de l’esthétique m’ont guidé. La chimie n’était pas mon fort et j’avais donc des lacunes dans ce domaine. Il m’a fallu beaucoup de travail pour acquérir une certaine maitrise. J’ai répertorié mes essais, essayé différents langages photographiques, c’est un monde magique que celui de la chimie du développement !
Lorsque je vivais aux États-Unis, j’achetais des solutions préparées, mais en Europe moins de matériaux sont disponibles, cela reste une pratique de niche. Cette rareté, couplée à ma lassitude devant certaines inconsistances, m’a mené à affiner ma technique pour mettre au point ma propre chimie. Je lis pour cela beaucoup de notes de tireurs et de photographes, anciens comme contemporains.
Je suis intimement convaincu qu’un artiste (plasticien, musicien ou cuisinier…) doit parfaitement maitriser sa technique pour ne plus y penser au moment de l’exécution, et ainsi donner libre cours à son imagination. La maitrise du procédé précède la fluidité, son utilisation devient alors une seconde nature. C’est seulement là où la transcendance et l’immanence s’exécutent et que l’œuvre acquiert une âme. Comme le disait le critique d’Art John Ruskin : « l’Art est beau quand la main, la tête et le cœur travaillent ensemble ».
« La maitrise du procédé précède la fluidité, son utilisation devient alors une seconde nature. C’est seulement là où la transcendance et l’immanence s’exécutent et que l’œuvre acquiert une âme ».
Éprouvez-vous plus de plaisir dans la phase de développement que lors de la capture de votre sujet ?
C’est ce que l’on peut penser à la vue de mon travail, mais c’est seulement la partie visible de l’iceberg. Hormis la démarche intellectuelle, qui est parfois longue, il y a deux étapes à mon travail : la prise de vue puis le tirage. Les deux sont aussi importants l’une que l’autre, et généralement réfléchies. Je pars toujours de mon sujet, ensuite j’imagine comment le traiter. Le médium doit servir le propos de l’objet.
Vos compositions florales, vos vanités dégagent une beauté fragile. Vous préférez d’ailleurs parler de « portraits » de fleurs, pourquoi ?
Le portrait c’est essayer de révéler un soupçon de l’âme de son sujet, que cela soit une personne, une plante ou une montagne. Vivant ou inanimé, je suis attiré par l’âme qui s’en dégage. Je n’aime pas parler de « nature morte », je préfère le terme anglais « still life » qui laisse transparaitre la continuité, l’évolution de ces natures vivantes. Pour réaliser mes portraits de fleurs je leur rends visite, les observe à l’œil nu, derrière l’objectif, j’attends le moment opportun. Chacune est différente, les tulipes par exemple sont mouvantes et séduisantes. Il est finalement difficile et accessoire d’argumenter une image. L’objet nous parle ou non, c’est le plus important. L’âme d’une photo peut captiver une personne pour des raisons indicibles et ne pas séduire une autre.
« Je n’aime pas parler de nature morte, je préfère le terme anglais still life qui laisse transparaitre la continuité, l’évolution de ces natures vivantes. »
Vous avez également réalisé plusieurs portraits, l’exercice est-il alors véritablement le même ?
Pour les portraits j’ai besoin de connaitre mon sujet, de l’observer, de passer du temps avec lui. La timidité du modèle rencontre celle de leur auteur. Je cherche ici encore à évoquer l’âme, le caractère d’une personne, c’est pour cela que je nomme ces tirages à l’aide de qualificatif plutôt que d’un simple prénom. J’ai expérimenté avec le collodion, un procédé qui donne aux portraits des traits vraiment intéressants. J’aime ce qui se matérialise dans les portraits d’Irving Penn et de Yousuf Karsh, j’admire leur force légèrement dramatique.
Vous explorez le divin, moins dans sa dimension religieuse que dans sa superbe et évoquez vos photos comme des « icônes profanes ». Comment approfondissez-vous ce thème à l’aide de feuilles d’or ?
L’histoire des religions est un sujet qui m’a toujours séduit. Comment ne peut-on pas croire au mystique lorsque l’on observe le monde dans lequel on vit ? C’est ce sublime que j’explore régulièrement dans mon travail. J’ai grandi à Megève, au cœur des montagnes : un terrain de jeu extraordinaire pour l’enfant que j’étais. Néanmoins je ne m’en suis rendu compte qu’après en être parti. En y revenant, je percevais que c’était un berceau doré, un sanctuaire. Je faisais souvent des photos de montagnes et elles étaient réussies, mais elles manquaient d’âme, n’exprimaient pas mon attachement pour ce lieu. J’ai alors entrepris de travailler la feuille d’or, traditionnellement utilisée pour célébrer le divin dans de nombreuses cultures et pendant des millénaires. Trouver la bonne esthétique m’a pris 5 années.
Quels sont vos projets actuels ?
Je continue d’expérimenter, je travaille sur deux ou trois nouvelles séries que j’espère pouvoir montrer cet automne. Je caresse l’idée d’œuvres uniques en grands formats. Je voudrais également rentrer dans l’abstrait, car ce que la photographie nomme réalité est un mensonge, une manipulation de l’image. J’aimerais donc prendre le contrepied pour aller dans l’abstraction, lier ces deux opposés.
Merci à Gilles Lorin d’avoir répondu à nos questions.
Le travail de Gilles Lorin est à découvrir sur son site, la liste des galeries le représentant y est également disponible.