© Alfred Eisenstaedt, pour Life :

Le dessous des images : le baiser volé de Times Square

Dans la série Le dessous des images, nous souhaitons raconter l’histoire qui se cache derrière certaines photos ou images emblématiques, connues ou moins connues, qui ont marqué notre société ou notre regard sur le monde.

VJ Day (Victory over Japan Day) in Times Square, New York City, 15 August 1945. C’est cette légende simple et informative qui accompagne la photo capturée sur le vif par le photographe américain, reporter pour le magazine Life, Alfred Eisenstaedt, au milieu de la foule exubérante de Times Square célébrant l’annonce toute récente de la capitulation du Japon et donc de la fin de la guerre.

La Seconde Guerre mondiale ayant fait plus de 60 millions de morts au cours de guérillas sanglantes, de raids aériens, d’un génocide mondial et d’attaques nucléaires meurtrières (ironiquement, celles à l’origine même de cette exultation à New-York ce jour d’août 1945), la déclaration de paix est un événement plus qu’attendu. C’est pour cela que cette photo devient l’icône incontestée de la joie de vivre suite à la victoire des Alliés, tout en représentant le style réactif du photographe.

© Alfred Eisenstaedt, pour Life :
© Alfred Eisenstaedt, pour Life : VJ Day (Victory over Japan Day) in Times Square, New York City, 15 August 1945

Originaire de Prusse et ayant immigré aux Etats-Unis en 1935, Alfred Eisenstaedt travaille pour le magazine Life depuis 1936 et couvre l’actualité avec rapidité, efficacité et pragmatisme. Il cherche avant tout les photos qui vont droit au but et transmettent un message bien distinct… et c’est exactement ce que la composition de ce cliché montre : le duo de l’infirmière et du marin est centré au milieu de l’image, la position des corps incarne la furtivité et l’exubérance du moment, et l’arrière-plan, où l’on remarque des passants sourire et observer avec amusement ou étonnement la scène, dirige le regard vers le sujet central.

Est-ce un couple ? Un moment romantique ou euphorique ? La position du marin qui serre fortement la taille de l’infirmière et lui fait pencher la tête de son bras gauche pour l’embrasser, ainsi que la posture déstabilisée de la femme dont le bras droit est écrasé contre le corps de l’homme ont fait poser beaucoup de questions.

Mais finalement, Alfred Eisenstaedt l’explique lui-même dans son livre « L’oeil d’Eisenstaedt » paru en 1969 :

« J’ai repéré un marin qui prenait toutes les filles qu’il croisait et les embrassait – aussi bien les jeunes femmes que les vieilles dames. J’ai ensuite remarqué cette infirmière, se tenant au milieu de la foule. Je me suis concentré sur elle, et comme je l’espérais, le marin s’est approché d’elle, l’a penchée en arrière et l’a embrassée. Si cette femme n’avait pas été infirmière, si elle avait porté des vêtements sombres, je n’aurais pas pris la photo. Le contraste entre la robe blanche de l’infirmière et l’uniforme noir du marin donne à la photo toute son émotion. »
© Victor Jorgensen : Un autre photographe, Victor Jorgensen, a immortalisé la même scène qu'Alfred Eisenstaedt. Sa photo montre moins l'arrière-plan et sa composition n'offre pas la vue de l'intersection et sa profondeur. Elle sera publiée dans le New-York Times le lendemain de la prise avec la légende "Kissing the War Goodbye".
© Victor Jorgensen : Un autre photographe, Victor Jorgensen, a immortalisé la même scène qu’Alfred Eisenstaedt. Sa photo montre moins l’arrière-plan et sa composition n’offre pas la vue de l’intersection et sa profondeur. Elle est publiée dans le New-York Times le lendemain de la prise avec la légende « Kissing the War Goodbye ».

Ainsi, si cette photo est devenue une icône, c’est aussi de par le mystère qu’elle transporte et les débats qu’elle suscite des décennies plus tard. Dans un premier temps, c’est l’identité des deux protagonistes qui fait parler et Life lance même un appel pour les retrouver dans une édition de 1980. La femme de la photo pourrait bien être Edith Shain qui écrit au magazine à la fin des années 1970, expliquant qu’elle s’est laissée embrasser par le marin pensant à son combat pour sauver l’Amérique.

Mais ensuite c’est Greta Friedman, une assistante dentaire, qui déclare être la femme de l’image après l’appel de Life. Et sa version est différente puisqu’elle raconte, dans une interview pour la bibliothèque du Congrès en 2005, qu’elle n’avait pas vu venir le marin, qu’il l’avait attrapée vivement pour l’embrasser mais qu’elle n’avait pas choisi ou rendu ce baiser.

Quant au marin, certains l’ont identifié comme étant Glenn McDuffie qui aurait sauté de joie à l’annonce et se serait jeté dans les bras ouverts de l’infirmière pour l’embrasser, ou encore Carl Muscarello présent à Times Square ce jour-là. Mais celui dont le nom est le plus souvent mentionné, c’est George Mendonça (ou Mendonsa), qui était de sortie à Times Square avec sa petite amie et s’est enivré après l’annonce de la victoire. Ivre donc, il aurait attrapé et embrassé plusieurs femmes pour exprimer sa joie.

Cependant aujourd’hui, c’est surtout la signification faussée de la photo, élue la plus romantique depuis des années, qui fait débat. Car ce n’est pas un baiser d’amour entre un couple mais un baiser d’exubérance entre deux inconnus. Suite aux déclarations de Greta Friedman, il est même devenu un baiser furtif imposé par l’homme à l’infirmière, un symbole de la domination masculine sur les femmes selon le blog Crates and Ribbon.