Le Point de Vue du Gras, Nicéphore Niépce © Maison Nicéphore Niépce, Speos HD

Le dessous des images : Le Point de Vue du Gras, première photographie de l’Histoire

En 1824, Nicéphore Niépce posait les bases de la photographie moderne, ouvrant une ère de révolution technique et artistique. Alors que le bicentenaire de cette invention est célébré en 2024, retour sur l’histoire fascinante de la première photographie conservée, Le Point de Vue du Gras, fruit de la persévérance et du génie d’un inventeur visionnaire.

Le Point de Vue du Gras, Nicéphore Niépce, Point de vue retouché © Maison Nicéphore Niépce, Speos HD

Considéré comme la toute première photographie de l’histoire – les précédentes images de l’inventeur n’ayant pu être fixées ou conservées – Le Point de Vue du Gras est l’œuvre de Nicéphore Niépce (1765–1833), inventeur français, pionnier de la photographie. Cette « simple » plaque d’étain marque l’aboutissement de plusieurs années de recherches et d’essais menés par Nicéphore Niépce – et donc l’avènement de la photographie moderne.

J. Nicéphore Niepce, Inventeur de la photographie, Atelier Nadar, Gallica BnF

Dans l’atelier d’un inventeur acharné

Né Joseph Niépce le 7 mars 1765, l’ingénieur adopte le surnom de Nicéphore en 1788. Avant de se consacrer à la photographie, ce génie s’est distingué par d’autres inventions, comme le pyréolophore, premier moteur à combustion interne mis au point avec son frère Claude. Ce sera pourtant sur la capture et la fixation des images en chambres noires que Nicéphore Niépce concentrera ses efforts avec le plus d’acharnement.

Sa riche correspondance, rassemblée par Manuel Bonnet et Jean-Louis Marignier dans l’ouvrage Niépce, Correspondance & Papiers, accessible librement en ligne, permet de se faire une idée de ses avancées et succès.

C’est à partir de 1816 que Nicéphore Niepce, alors âgé d’une cinquantaine d’années, entreprend ses expériences d’héliographie (écriture par la lumière). Il installe son atelier au premier étage de sa maison de Saint-Loup-de-Varennes, surnommée « Le Gras », près de Châlon-sur-Saône. C’est dans ce lieu, baigné de lumière en période estivale, qu’il utilise des chambres noires, des boîtes munies d’une lentille projetant une image inversée.

Camera Obscura à La Fenêtre De La Maison Niépce © Francis Demange, Agence Gamma, 2002

Il obtient ainsi le premier négatif de l’histoire cette même année, qu’il nomme alors « rétine », en utilisant des feuilles de papier enduites de sels d’argent. Malheureusement, l’image n’est pas stable et noircit rapidement à l’exposition. Niépce vise alors une image en positif mais peine à trouver une solution pour sa fixation. Sa persévérance et ses nombreuses expérimentations sur les solvants et les solutions photosensibles le conduisent, une décennie avant Le Point de Vue du Gras, à un nouveau succès.

En 1822, Nicéphore Niépce parvient à reproduire par contact un portrait du Cardinal D’Amboise sur une plaque de verre recouverte de bitume de Judée. Il découvre que ce goudron naturel, dont il lui reste un sac hérité de ses recherches sur les moteurs, est photosensible et insoluble dans ses solvants habituels.

Le procédé photographique en est à ses balbutiements, et Nicéphore Niépce vient d’inventer la photogravure (héliogravure). En quête d’un moyen de capturer l’image plus que de la reproduire, il ne mesure pas l’importance de cette découverte.

En 1824 un nouvel essai de reproduction à l’aide de pierres lithographiques permet d’obtenir une image, première photographie à proprement parler. Ce paysage nécessitant plusieurs jours de pose en plein soleil ne nous est pas parvenu.

Cheval avec son conducteur, Nicéphore Niépce, 1825, Héliogravure, Gallica BnF

1827 : Le Point de Vue du Gras, première photographie de l’Histoire

En 1827, Nicéphore Niépce utilise une plaque d’étain polie, mesurant environ 16 x 20 cm, recouverte à son tour de bitume de Judée. Exposée à travers une camera obscura, la plaque capture la vue depuis la fenêtre de son atelier. L’opiniâtreté de Nicéphore Niépce a payé. Le temps de pose, d’abord estimé à une journée entière, a été reconsidéré au fil de reconstitutions et semble avoir nécessité plusieurs jours en plein soleil.

Point De Vue Du Gras, plaque en étain originelle de 1827

Sur la plaque se dessine la vue s’offrant au regard de l’inventeur. La portée de cette image peut paraître difficile à apprécier ; les années et nos regards désormais habitués à de bien meilleurs résolutions n’y sont pas étrangers. C’est donc une reproduction retouchée qui est communément employée pour témoigner du succès de l’inventeur français.

Le Point de Vue du Gras montre une vue partielle de la cour et des bâtiments entourant la maison de Saint-Loup-de-Varennes depuis la fenêtre ouverte. Bien que floue, elle révèle une composition structurée et une perspective marquée par l’alignement des éléments architecturaux. Cette vue simple, mais technique, souligne les limites des premiers procédés tout en démontrant le potentiel qui réside déjà dans cette invention.

Si d’autres semblent bien l’avoir précédée, c’est bien Le Point de Vue du Gras qui s’est inscrite dans l’histoire comme la toute première photographie. Il faudra attendre 1838 avec la photographie Boulevard du Temple de Louis Daguerre pour voir le premier humain présent sur une photographie. Sur cette image, dans la partie inférieure gauche, deux hommes ont été immortalisés grâce à leur immobilité.

Boulevard du Temple, Paris 1838 © Louis Daguerre

Une difficile reconnaissance

Nicéphore Niépce continue d’améliorer sa technique et obtient dès 1828 une prise de vue d’excellente qualité présentant des demi-teintes en employant une plaque d’argent poli, toujours recouverte de bitume de judée, soumise à des vapeurs d’iode.

Si nous savons désormais quelle révolution allait être la photographie, les contemporains de Nicéphore Niépce s’avèrent moins convaincus… La Royal Society (organisme pour l’encouragement des Arts, des manufactures et du commerce né en 1754) ne se montre pas intéressée et l’inventeur parti en quête de soutien outre-manche rentre en France bredouille. Aussi, Nicéphore Niépce fait don de ses images par contact, du Point de Vue du Gras et de ses notes de travail au botaniste Franz Bauer.

En 1829, il s’associe avec Louis Daguerre, inventeur du diorama, pour améliorer la qualité et la luminosité des images obtenues en chambre noire mais surtout pour réduire le temps de pose requis. Ensemble, ils développent le physautotype, ancêtre du daguerréotype né d’un accident d’expérimentation sur leur résidu de distillation de lavande. Le temps de pose est réduit à « seulement » 8 heures mais la reconnaissance officielle de leurs travaux reste une fois encore limitée.

Base du traité provisoire entre Nicéphore Niépce et Daguerre, 1829, Gallica BnF

Le 5 juillet 1833, Nicéphore Niépce succombe à une hémorragie cérébrale. Il ne verra jamais son invention connaître la gloire. À la mort de Niépce, Daguerre continue ses recherches jusqu’à aboutir en 1839 à un temps de pose de quelques minutes.

Louis Daguerre présente son daguerréotype et est acclamé comme l’inventeur de la photographie. Loin de la réputation d’usurpateur qui lui est souvent prêté, il atteste dans sa correspondance à Isidore Niépce, le fils de l’ingénieur, de la paternité de ce dernier pour la photographie.

Il nous faudra pourtant au contraire redoubler d’ardeur en pensant que nous immortaliserons son nom par la publication de sa découverte.

Lettre de Daguerre à Isidore Niépce du 12 juillet 1833

Il faudra la menace d’une reconnaissance d’antériorité anglaise attribué à William Henry Fox Talbot pour que les découvertes de Nicéphore Niépce sortent enfin officiellement de l’ombre.

À la disparition de Franz Bauer, en 1840, Le Point de Vue du Gras sera exposée dans plusieurs manifestations, devenant une curiosité historique. Présentée pour la dernière fois au public en 1898, elle sombre dans l’oubli durant une cinquantaine d’années.

Le Point de Vue du Gras au XXème

En 1952, l’historien de l’art Helmut Gernsheim redécouvre Le Point de Vue du Gras et acquiert la plaque. La postérité de Nicéphore Niépce comme inventeur de la photographie est désormais assurée, notamment grâce aux nombreux voyages fait par l’archive historique pour prendre part à des manifestations et expositions. Le collectionneur confie sa copie aux laboratoires Kodak, qui créent une reproduction retouchée pour en supprimer les défauts et rendre plus visibles les détails de l’image. Cest cette version qui sera largement diffusée jusqu’aux années 1970.

La plaque originale rejoint la collection de l’Université du Texas en 1963, grâce à Harry Ransom. Elle y est aujourd’hui conservée dans un conteneur hermétique rempli d’hélium pour la protéger de la corrosion et du noircissement, bien que peu fragile étant donné que le bitume de Judée, dont elle est recouverte, se solidifie avec le temps.

En 2003, le Getty Conservation Institute (GCI) et l’université du Texas organisent un colloque de 4 jours sur les travaux de Nicéphore Niépce. Une nouvelle reproduction officielle, sans manipulation, est alors réalisée en combinant différentes techniques : photographie classique, ultraviolette, infrarouge et numérique. Ce projet permet de restituer fidèlement l’image et de préserver son héritage.

Sur les pas de Nicéphore Niépce

Parallèlement, Pierre-Yves Mahé, fondateur de l’école de photographie Spéos, entreprend des fouilles dans la maison de Saint-Loup-de-Varennes dont il est devenu locataire pour reconstituer l’atelier. Il présente au colloque un film documentaire sur ses recherches.

Spéos presents the house of the FIRST Photo, Musée Nicephore Niepce, 2007 (version française)

Premier photographe à investir les lieux depuis la disparition de Nicéphore Niépce, ses travaux vérifient la thèse de Jean-Louis Marignier, chercheur au CNRS : la fenêtre depuis laquelle Le Point de Vue du Gras a été pris se trouvait à l’époque à 70 cm de l’emplacement actuel.

Grenier © Maison Nicéphore Niépce, Spéos HD

La maison de Nicéphore Niépce, reconnue comme le premier atelier photographique, est aujourd’hui classée par le ministère de la Culture au patrimoine mondial sous le label Maisons des Illustres. En été, les visiteurs peuvent découvrir ce lieu emblématique, tandis que le musée Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône, créé en 1972, veille à protéger et promouvoir son héritage.

S’il va sans dire que les travaux de Nicéphore Niépce sont aux prémices de l’omniprésence actuelle de l’image, plusieurs artistes se sont directement inspirés du Point de Vue du Gras. Daido Moriyama admettant en être l’un des plus fervents admirateurs.

Le Point de Vue du Gras demeure une curiosité historique et un symbole des premières explorations photographiques. Témoignage d’une époque où la capture de l’instant relevait du prodige, cette plaque incarne la persévérance et la vision de Nicéphore Niépce, pionnier de l’écriture par la lumière. Un homme dans les pas de qui tout photographe marche depuis désormais 200 ans.

Le Ministère de la Culture et le musée Nicéphore Nièpce fêteront le bicentenaire de la photographie en 2026-2027 – les deux institutions retenant la capture du Point de Vue du Gras et la Notice sur l’Héliographie rédigée par Niépce comme dates-clé. D’ici là, les 200 ans du procédé photographique (1824) sont célébrés au Quai de la Photo avec le soutien de la Maison Niépce.