Le dessous des images : Donald Trump, le poing levé, par Evan Vucci. La photographie au cœur de l’Histoire

Ce devait être un « simple » meeting de campagne, en Pennsylvanie. Un coup de feu, une photo, et l’Histoire est changée. Du sang barre le visage de Donald Trump. Son poing est levé, comme un signe de défi. Le drapeau américain flotte à l’arrière-plan. Capturée par Evan Vucci, cette photo de la tentative d’assassinat de l’ex-président est en train d’acquérir le statut d’icône. Cadrage, composition, symboles… Phototrend décrypte cette photographie de presse, au cœur de la fabrique de l’Histoire.

Donald Trump entouré d’agents du Secret Service lors d’un meeting de campagne, le samedi 13 juillet 2024, à Butler, en Pennsylvanie. Version originale non recadrée © Evan Vucci / AP

À l’origine : un banal meeting de campagne à Butler, Pennsylvanie

Jusqu’à ce fameux 13 juillet 2024, la petite ville de Butler, Pennsylvanie (13 502 habitants en 2020), était seulement connue pour son industrie sidérurgique, jadis florissante. C’est à cette classe ouvrière déclassée – qui avait massivement voté pour Donald Trump en 2016 – que s’adresse l’ancien président et candidat à sa réélection lors d’un meeting de campagne.

L’Histoire entre en scène à 18h02 lorsqu’un tireur isolé de 20 ans, Thomas Matthew Crooks, tire plusieurs coups avec un fusil semi-automatique AR-15. L’ancien locataire de la Maison-Blanche échappe de peu à la mort. L’une des balles frôle sa boîte crânienne, le blessant légèrement à l’oreille droite. Un spectateur trouve la mort, et deux autres sont grièvement blessés.

Les agents du Secret Service, chargés de la sécurité des présidents et ex-présidents, se précipitent et plaquent D. Trump au sol. Après quelques secondes, ils le relèvent pour l’évacuer hors de la scène. « Wait ! Wait ! Wait ! », s’écrie l’ancien président, qui se relève, arrange ses cheveux, et réussit à lever le poing à travers la barrière formée par les agents.

Trump, véritable showman, sait d’instinct que ce moment s’apprête à devenir historique, iconique. La mise en scène est parfaite : l’ingrédient principal de la photo est en place. Ne manquait plus qu’un homme pour la capturer : ce fut le rôle d’Evan Vucci, responsable du pôle photographie de l’agence Associated Press (AP).

Son cliché a immédiatement été repris par toute la presse américaine et internationale. Mais pourquoi cette photo-ci – et pas celle des autres reporters présents sur place ? C’est ce que nous tenterons de décrypter.

Evan Vucci : au bon endroit, au bon moment

Co-lauréat du Prix Pulitzer 2021, vainqueur du Prix Edward R. MurrowEvan Vucci a couvert des centaines de meetings de campagnes comme celui-ci. Le 13 juillet 2024, il fait partie des 4 photographes placés entre la scène et le public. Lorsqu’il entend les détonations, il reconnaît instantanément le bruit de coups de feu – d’autant plus qu’il a couvert des zones de guerre en Afghanistan et en Irak.

Evan Vucci lors d’une manifestation en 2020 à Washington D.C., peu de temps après la mort de George Floyd. © Alex Brandon / AP Photo.

Il se précipite donc vers la droite de la scène, face à Trump, mais la vue est rapidement bloquée par les agents du Secret Service. Il pressent que l’ex-président va être évacué vers un véhicule sur le côté, et se précipite vers les escaliers menant à la scène. L’expérience devient une science de l’anticipation.

Lorsque Trump brandit le poing, Evan Vucci est un instant décontenancé, raconte-t-il dans une interview. Mais une pensée traverse en boucle son esprit « ralentis, réfléchis, compose [tes photos] ». Il déclenche donc méthodiquement son appareil photo – un Sony A9 III. Le boîtier est connecté à un point d’accès mobile, et envoie en direct les photos à l’agence AP. « Continue d’envoyer », lui ordonne son éditeur.

Une fois Trump à bord de son SUV, Evan Vucci et les autres photographes sont placés sous une tente. Aucun signal mobile ne passe : ce n’est que 45 minutes plus tard, lorsqu’il rejoint un parking désert, qu’il voit son image pour la première fois… sur les réseaux sociaux, explique le journal britannique The Guardian.

« On prend beaucoup de photos et ensuite, parmi cette multitude d’instants décisifs, il y a le choix d’une photo qui le représente le mieux », écrivait Gueorgui Pinkhassov. Rarement cet adage ne s’est autant vérifié.

On prend beaucoup de photos et ensuite, parmi cette multitude d’instants décisifs, il y a le choix d’une photo qui le représente le mieux

Gueorgui Pinkhassov

La photographie d’Evan Vucci de Donald Trump : une composition soigneusement étudiée

La composition – soit la manière dont le photographe dispose les éléments à l’intérieur du cadre – est particulièrement intéressante à étudier. D’une manière générale, un sentiment d’harmonie se dégage : chaque élément semble « à sa place ». On notera cependant que la version reprise par les différents médias a été légèrement recadrée, sans doute pour accroître sa portée visuelle.

D. Trump et les agents chargés de sa sécurité, le ciel parfaitement bleu, le drapeau américain : seuls 4 éléments de contexte sont présents à l’image. Ainsi, l’image nous paraît comme « épurée », limpide. Un point essentiel, puisqu’il contribue à expliquer pourquoi la lecture de l’image d’Evan Vucci nous paraît facile à appréhender.

En premier lieu, on note la composition en triangle. Mais aussi le point de vue en contre-plongée – le photographe se trouvant au pied de la scène où se trouvent les différents protagonistes. Placé au centre du cadre, Trump domine et regarde « au-delà » de la scène. Le public est quasiment absent de ce cliché – alors que les supporters de l’ex-président étaient nombreux à cet événement.

Sur la version recadrée par les médias, le poing de Trump les visages des trois agents du Service Secrets sont parfaitement placés sur la ligne des tiers. Enfin, l’agent placé à droite regarde directement vers l’objectif : il crée une connexion entre la scène et nous, spectateurs. Nous voici donc immergés au sein de ce moment hors de l’ordinaire, hors du temps.

Un cliché à la portée symbolique indéniable

Difficile de ne pas mentionner le nombre de symboles sur cette photographie – à l’initiative de D. Trump ou non. Chaque élément présent le cadre est signifiant, pour reprendre la terminologie employée par Roland Barthes.

Le visage de D. Trump est strié par plusieurs traces de sang. Bouche ouverte, poing levé, il semble lancer un message de défi à tous ses adversaires (au sens large). L’ex-président et candidat à sa propre réélection est un grand fan de boxe : en levant son poing, il convoque sciemment l’imaginaire du combattant, du guerrier victorieux, toujours debout. « I’m still standing », semble-t-il proclamer.

« La photo, c’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. On traque, on vise, on tire et – clac ! au lieu d’un mort, on fait un éternel », disait le photographe Chris Marker. L’assaillant a été abattu par un tir de l’un des snipers du Secret Service ; D. Trump porte les stigmates de cette confrontation. Il en ressort vainqueur et devient… « immortel ».

La photo, c’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. On traque, on vise, on tire et – clac ! au lieu d’un mort, on fait un éternel

Chris Marker

L’ex-président américain ne contemple pas la scène autour de lui. Il se projette « au-delà » de cet événement : c’est vers l’Amérique tout entière que son regard se porte. « Fight! », lance-t-il à ses supporters. « USA, USA! », lui répond la foule qui exulte.

WATCH: Moment Trump appears to be shot at rally

Là où les autres images de cet événement s’attardant davantage sur le chaos ambiant, L’image d’Evan Vucci s’avère hautement symbolique (et politique) : elle incarne une Amérique triomphante, sûre d’elle-même, toujours debout. Le candidat Trump devient donc un super-héros, prêt à défendre les États-Unis envers et contre tout. C’est toute la mythologie de l’Amérique qui est alors convoquée.

À ce titre, la bannière étoilée à l’arrière-plan est hautement signifiante. Coïncidence, le bras de l’ancien président est presque aligné sur le mât du drapeau : c’est comme si Trump lui-même brandissait le brandissait. À ce titre, l’analogie avec la photo Raising the Flag on Iwo Jima de Joe Rosenthal – mais aussi avec le tableau La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix est évidente. On peut également y voir un parallèle avec le cliché de Raymond Depardon de Richard Nixon sortant de son avion à Sioux City, en 1968.

Raising the Flag on Iwo Jima, 23 février 1945. © Joe Rosenthal.

Paradoxalement, l’ex-président en campagne va utiliser cette tentative d’assassinat comme un exemple de la cabale montée contre lui. Il se crée ainsi une image de martyr, de « l’homme à abattre ». Pourtant, sur ce cliché, il apparaît bel et bien comme un warrior. En face, le contraste avec les images d’un Joe Biden affaibli est total.

Le rôle crucial de la photographie

Dans les secondes ayant suivi cette tentative d’assassinat, des milliers de vidéos ont été diffusées par les médias « traditionnels » et sur les réseaux sociaux. Pourtant, c’est bel et bien une photographie – celle capturée par Evan Vucci – qui rentrera dans « l’inconscient collectif », et donc dans l’Histoire.

Notre époque est dominée (voire saturée) par l’image, et plus spécialement par l’image animée. Il suffit d’observer voir le virage vers la vidéo effectué par toutes les plateformes (notamment Instagram) et par les fabricants de matériel photo pour en être convaincu.

Dès lors, pourquoi est-ce une « simple » image fixe qui crée l’Histoire ? D’une part, l’apparence simplicité de sa composition la rend largement accessible, compréhensible.

D’autre part, sa force vient de tous les signes, symboles et mythes qu’elle convoque. Enfin, la photographie a ce pouvoir unique de « figer l’instant » pour l’éternité. L’analogie avec l’expression « l’instant décisif », associé à Henri Cartier-Bresson, est ici parfaitement illustrée.

La photographie d’Evan Vucci fige cet instant, cette pose, si riches en symboles, pour l’éternité. Et contribue à fabriquer la représentation historique de cet événement pour les décennies et les siècles à venir.

En conclusion : un cliché historique, à l’immense portée symbolique

De cette tentative d’assassinat manquée contre D. Trump, le photographe Evan Vucci livre une remarquable photographie, à la portée indéniable. Ce cliché réussit à s’élever au-delà de son contexte politique – pourtant très chargé – pour devenir un mythe (au sens de R. Barthes), un symbole, qui incarne à lui seul un fait historique.

Il serait tentant de résumer cette photo au sens de la mise en scène – pourtant indéniable – de Donald Trump. Mais c’est surtout le sens de l’anticipation, la science du cadrage, la force de la composition qui lui confèrent ce statut exceptionnel. Chaque élément présent dans le cadre devient signifiant. Au-delà de toute considération technique, ce sont le talent et l’expérience d’Evan Vucci qui ont permis à cette photographie d’exister (d’être capturée), et de devenir une icône.

Zapruder Film Restored HD

« Avec toutes les technologies qui équipent les appareils photo, il n’y aura bientôt plus besoin de photographes ! » entend-on parfois. E. Vucci rappelle que la technologie est un outil au service des faiseurs d’images, amateurs comme professionnels. Après tout, le film montrant l’assassinat de J.F. Kennedy a été capturé par Abraham Zapruder, un cinéaste amateur…

In fine, c’est toujours parce qu’un photographe a appuyé sur le déclencheur en étant au bon endroit et au bon moment que se crée cet « instant décisif », qui fige pour la postérité ce moment éphémère. Le tir visant Trump, le geste de l’ex-président candidat, la photographie d’Evan Vucci : la fabrique de l’Histoire est en marche.

Responsable éditorial

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  1. Je dois avouer, bien que la réalité semble être le contraire, que ma première pensée a été qu’il s’agissait d’une connivence entre le tireur et D. Trump : un tireur avec un fusil de très haute précision, qui « frôle » seulement une fois son oreille en trois tirs, soit il n’a aucune chance, soit c’est un vrai tireur qui l’a fait volontairement. Par contre, le mort et les blessés n’ont manifestement pas intéressé grand monde…

  2. Dans ce caractère icônique, me revient la photographie de Raymond Depardon : « Sioux City, Iowa, 1968 » (que je laisse le soin à Jean-Nicolas Lehec de mettre ou non en lien pour des problèmes éventuels de droits à l’image).

    1. Bonjour Lorenzato, la comparaison est pertinente, en effet. Hélas, vous avez bien deviné, nous n’avons pas de licence pour cette photographie… mais je vais y ajouter une mention dans cet article. Merci à vous !

      1. De rien :-)))
        C’est toujours un plaisir de lire PhotoTrend et son impressionnant cortège d’articles si diversifiés.
        Dans un autre domaine, un petit mot sur le livre de Jérôme Thélot, Le travail photographique de Jean-Jacques Gonzales aux éditions de l’Atelier contemporain, même s’il date de 2020 ?