Photographies au saut du lit : les nombreuses vies d’un sujet photographique chez Photo Poche

La collection Photo Poche consacre un nouvel ouvrage à un sujet photographique rarement abordé en tant que tel : le lit. En une soixantaine de clichés commentés, Clara Bouveresse, maîtresse de conférence à l’université d’Évry-Val-d’Essonne, propose ainsi une « histoire horizontale de la photographie ».

© Stephen Shore / Courtesy 303 Gallery, New York

De la naissance à la mort en passant par la vie conjugale et le repos quotidien, le lit est un accessoire majeur de nos existences. Relevant de la sphère privée de chacun, il n’échappe cependant pas aux problématiques sociales et politiques dans lesquelles nous baignons.

Le lit comme révélateur social

Si le lit est apparu sur bien des clichés depuis les débuts de la photographie, c’est non seulement pour la portée esthétique qui peut être la sienne mais aussi – et surtout – pour ce qu’il révèle de ses occupants, ce que souhaite indiquer l’ouvrage chez Photo Poche.

© Donna Gottschalk

Meuble au coeur du foyer, le lit est souvent photographié pour mieux illustrer des réalités sociales. Dès les années 1930, des photographes engagés contre la pauvreté comprennent le potentiel de l’immortalisation d’un lit, avec ou sans âmes. Edith Tudor-Hart en donne un exemple saisissant lorsqu’elle photographie, dans les quartiers défavorisés de Londres, une pièce comptant plus d’habitants – dont une petite fille qui, pourtant, sourit, que de lits.

Durant cette décennie de Grande Dépression, des photographes sont chargés par l’agence gouvernementale des États-Unis, la Farm Security Administration (FSA), de documenter les conditions de vie de populations rurales. Le lit revient alors régulièrement sur les 9000 clichés pris par Marion Post Wolcott, dont l’un où apparaît un enfant entrant chez lui par une chatière.

Une vingtaine d’années plus tard, Dorothea Lange, qui a elle aussi participé à la campagne de la FSA, semble en avoir retenu les codes, lorsqu’elle photographie sa fille sur le point d’accoucher. Celle-ci apparaît recroquevillée et sa tête dépasse du cadre, soulignant l’inconfort et la difficulté.

Les photographes humanistes sont aussi de la partie dans cet ouvrage. Assez mystérieuse est l’image d’un lit défait prise par Henri Cartier-Bresson en 1962, loin du « moment décisif » habituellement omniprésent sur ses oeuvres. L’absence ressort, en creux, comme le véritable sujet.

On retrouve également une photo de Sabine Weiss, faisant effraction dans une roulotte de Gitans en 1960, en une contre-plongée qui met en valeur un homme endormi sur un lit surplombant celui d’une femme et d’un enfant. Ainsi sont intégrées ces populations à l’imagerie nationale française, au moins visuellement.

L’emploi de la photographie pour capturer des conditions sociales ressort donc de nombreux clichés pris à travers le monde et commentés dans l’ouvrage. Ce dernier, compilant nombre d’images documentaires, prend presque une teinte ethnographique.

Le lit, coulisse ou théâtre d’engagements

En plus d’en dire beaucoup sur ceux qui l’occupent, le lit apparaît parfois comme un véritable lieu d’engagement, de la part du modèle et/ou du photographe.

© Shadi Ghadirian – Courtesy of Silk Road gallery and the artist

Les lits d’hôpitaux accueillant des blessés de la Première Guerre mondiale et de la guerre d’Espagne, capturés par la photographe britannique Olive Edis, mettent ainsi à l’honneur le travail d’infirmières.

Deux décennies plus tard, la guerre d’Espagne fait son lot de blessés parmi les civils, immortalisés – alors qu’ils sont parfois aux portes de la mort – par Gerda Taro. Elle-même finit par perdre la vie à cause d’une collision avec un char et est ainsi photographiée, expirante, à son tour sur un lit d’hôpital : rares sont de telles similitudes entre un photographe et son sujet.

L’engagement féministe ressort plus d’une fois des photos présentées dans l’ouvrage, pour beaucoup prises par des femmes comme Claude Cahun et Imogen Cunningham. Plusieurs artistes prennent une perspective militante, comme Ming Smith dont les photographies montrant des Afro-Américains sans toujours dévoiler leur visage rappellent en creux le combat de ces derniers pour la reconnaissance. Zanehe Muholi (en couverture) souligne également, par ses contrastes entre noir et blanc, l’expérience spécifique des personnes LGBTQIA+ en Afrique du Sud.

© 2023 Imogen Cunningham Trust / Courtesy www.ImogenCunningham.com

Expérimentations artistiques autour du sujet lit

Meuble consacré au repos, espace du sommeil et de la sexualité, le lit semble intimement lié à la structure familiale traditionnelle. Aux débuts de la photographie, il était notamment fréquent sur les clichés mortuaires, d’une part, et dans la pornographie, d’autre part. Depuis, tantôt délaissé, tantôt occupé, il a plus d’une fois été réinventé.

Les démarches photographiques autour du lit sont marquées par bien des références aux autres arts, comme chez Lola Álvarez Bravo, qui saisit son amie Frida Kahlo à travers son reflet dans une glace au-dessus du lit où elle peignait ses autoportraits. Le lit apparaît également comme un lieu de travail des femmes chez Lee Miller, qui immortalise l’écrivaine Colette.

Colette © Lee Miller Archives, England, 2023, all rights reserved, leemiller. co.uk

Une approche plus expérimentale se voit chez Sophie Calle qui, en 1979, prend en photo chaque heure les 28 personnes qui se succèdent dans son lit et leur soumet un questionnaire.

Cette volonté de saisir l’intimité, fréquente, a toutefois ses limites. En témoigne notamment la Marilyn Monroe apparaissant belle et sophistiquée dès le réveil sur un portrait réalisé par Eve Arnold. Pour une telle célébrité, une photographie reste un média pouvant être vu par le public, et donc un frein à la capture de l’authenticité.

Le surréalisme n’est pas loin. Dès 1927, Berenice Abbott saisit le dramaturge Jean Cocteau posant dans un lit avec un masque d’Antigone, pour une de ses pièces, faisant de ce lit un portail vers l’inconscient. En écho, dans le Mexique des années 1960, une dérangeante série de Kati Horna, Ode à la nécrophilie, montre une femme de dos pleurant un masque de plâtre disposé sur son oreiller, marquant une dialectique entre le vivant et le mort.

En une expérimentation plus collective, Klavdij Sluban anime un atelier photographique dans les prisons, pendant les années 1990, avec des détenus. Les photos de lits vides des cellules témoignent de la béance de cet univers, où la vie semble être mise « entre parenthèses », titre de l’un de ses livres.

© Klavdij Sluban

La variété des traitements du lit en un siècle et demi de photographie, rendue avec précision par Clara Bouveresse, rappelle à quel point la photographie peut non seulement rendre compte de réalités sociales mais également se faire, symboliquement ou concrètement, l’écho de revendications, et à quel point celle-ci peut contribuer à réinventer un objet du quotidien, trop souvent perçu comme banal.

Photographies au saut du lit, Clara Bouveresse
Éditeur : Actes Sud, collection Photo Poche
13,90 €, 144 pages, 12,5 x 19 cm
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