Décédée le 2 janvier 2023, Marilyn Stafford était une photographe brillante, pourtant longtemps restée méconnue. De la photographie de mode à la photographie sociale et documentaire, celle dont le premier cliché fut un portrait d’Albert Einstein a laissé sa marque indélébile sur la photographie contemporaine.
Des Dirty Thirties jusqu’à la Ville Lumière
Disparue à l’âge de 97 ans, Marilyn Stafford est née en 1925 à Cleveland (Etats-Unis). Celle qui se nomme alors Marilyn Jean Gerson grandit au cœur de la Grande Dépression au sein d’une famille de la classe moyenne. Elle quitte son Ohio natal pour débuter sa carrière comme assistante du photographe de mode Francesco Scavullo à New York. Mais elle souhaite plutôt percer sur les planches, jouant et chantant depuis l’enfance.
C’est une photo d’Albert Einstein, prise en 1948 à Princeton chez le récipiendaire du Nobel de physique qui sera son premier souvenir photographique, le cliché reste encore aujourd’hui son image phare. La jeune femme accompagne des amis pour le tournage d’un documentaire. L’équipe charge la jeune Marilyn de prendre quelques photos, bien qu’elle n’ait encore jamais utilisé d’appareil 35 mm. Le cliché, bien qu’imparfait, marque les esprits, présentant un autre visage du scientifique au sourire tendre, perdu dans ses pensées.
Entre planches parisiennes et planches contact
Marilyn Stafford quitte les États-Unis pour s’établir à Paris dans les années 50, se produisant d’abord comme chanteuse dans un club prestigieux des Champs-Élysées où chante également Édith Piaf. Fréquentée par de nombreux artistes et photographes, l’adresse lui permet de lier connaissance avec les photographes Robert Capa et Henri Cartier-Bresson. Robert Capa l’encourage à se proposer comme assistante auprès de David Seymour, mais ce n’est pas en zone de guerre que la jeune femme trouvera sa place.
D’abord en charge de relations publiques, Marilyn Stafford profite de l’émergence du prêt-à-porter pour revenir à la photographie de mode. Elle saisit les mannequins vêtues de robes et tailleurs dans les rues de Paris, loin des studios de l’époque. Certaines de ses images réunissent à la fois élégantes et mômes des rues.
Rapidement, la jeune femme ressent le besoin de capturer des sujets plus profonds et s’engage pour témoigner des difficultés sociales en documentant la vie quotidienne de la capitale et de ses banlieues.
Celle qui aimait la photographie pour sa capacité « à raconter des histoires » réussit à faire le grand écart entre ses sujets d’engagement et ses portraits de personnalités. Twiggy, Sir Richard Attenborough ou Édith Piaf posent devant son objectif, tout comme les enfants des rues, les mannequins des maisons de couture et plus tard les victimes de conflits.
Si elle parvient merveilleusement à faire tomber la garde des personnalités, ce type de reportages sera pour elle un moyen de prolonger son action sur le terrain et subvenir à ses besoins.
Les invisibles dans le viseur de Marilyn Stafford
En 1958, Marilyn Stafford épouse un correspondant britannique, Robin Stafford, et le suit de l’Italie au Liban. C’est dans ses nombreux voyages qu’elle prend conscience de sa capacité à montrer les plus démunis et faire entendre leur histoire. Les réfugiés algériens forcés à l’exil en Tunisie dans les derniers instants de la guerre d’Algérie deviennent le sujet de ses clichés les plus touchants, la jeune femme est alors enceinte de six mois. Les photographies, d’abord transmises à Henri Cartier-Bresson, feront la couverture de The Observer et attireront l’attention de la presse sur le sort des exilés.
L’écriture photographique et l’engagement de Marilyn Stafford ne sont pas sans rappeler le travail de Dorothea Lange mené durant la Grande Dépression, une période qui a profondément marqué la photographe. L’un de ses clichés les plus émouvants, une mère et son bébé réfugiés en Tunisie, rappelle la série du Dust Bowl de la photographe américaine.
De la Tour d’Argent aux marchés de fruits et légumes de Tripoli, Marilyn Stafford s’absorbe avec le même naturel dans le milieu qu’elle immortalise. Intimes, authentiques, ses photographies sont toujours prises avec une empathie profonde. Ses clichés témoignent d’histoires personnelles puissantes tout en évitant mise en scène ou misérabilisme.
Après son divorce, la photographe s’établit à Londres où elle élève seule sa fille Lina. Si elle n’a pas choisi le reportage de guerre, elle quitte régulièrement l’Angleterre pour de nombreux photoreportages illustrant les conséquences directes ou indirectes des conflits. En 1972, elle voyage au Bangladesh où elle réalise les portraits des femmes et fillettes figurant parmi les 200 000 Bengalis victimes de viols de guerre par les soldats pakistanais.
En Inde, elle passera un mois dans l’ombre d’Indira Gandhi, accompagnant la Première ministre dans ses apparitions publiques comme dans ses moments d’intimité en famille.
Des bidonvilles de Paris ou de Londres durant les années 50 aux répercussions sociales de la guerre en Afrique ou au Moyen-Orient, Marilyn Stafford met en lumière la difficulté des conditions de vie et les injustices sociales. Jamais elle ne tombera dans la gravité ou la noirceur. Ses images ont donné un visage et une voix aux marginalisés et permis de faire bouger les lignes pour venir en aide aux plus fragiles.
Un talent dans les ombres masculines
Autodidacte, la photographe n’est pas seulement dotée d’un humanisme digne de ses plus fameux contemporains. Son utilisation habile des ombres et de la lumière et ses compositions soignées instaurent une atmosphère dramatique à la profondeur rehaussée par de remarquables jeux de contrastes.
Malgré la gravité des sujets qu’elle a pu couvrir, ses photographies sont infusées de l’espoir du changement, de la conviction que photographier c’est déjà agir. Bien que la photographe soit demeurée dans l’ombre de célèbres photographes masculins, Marilyn Stafford bénéficiait de leur soutien et admiration.
Publiés dans les pages de Paris Match, Vogue, comme de Life, ses reportages lui vaudront une réputation internationale sans toutefois atteindre la reconnaissance de ses pairs et mentors. Marilyn Stafford continuera de regarder le monde à travers le viseur de son Rolleiflex jusqu’aux années 80.
Pour accompagner et encourager les femmes photographes, Marilyn Stafford fonde avec la curatrice Nina Emett (fondatrice de FotoDocument) le Marilyn Stafford FotoReportage Award. Ce prix international récompense les femmes photographes documentant des sujets peu ou jamais couverts. Changement climatique, bouleversements politiques et identités culturelles font partie des thèmes récompensés depuis le lancement du prix en 2017.
En 2018, les photographies conservées par la photographe – jusque là dans des boîtes à chaussures – font enfin l’objet d’une exposition organisée en Angleterre grâce au soutien de Nina Emett.
En 2022, une monographie et une rétrospective organisée par Lina Stafford et Nina Emett lui sont dédiées au Brighton Museum & Art Gallery : Marilyn Stafford : A Life In Photography.
Enfin reconnue à sa juste valeur, Marilyn Stafford s’est éteinte paisiblement en janvier 2023. Son héritage et ses trente années d’archives photographiques continuent d’influencer la photographie contemporaine.
Le parcours et la carrière de Marilyn Stafford illustrent son dévouement à documenter les réalités sociales et offrir une voix à toutes et tous. Son style unique et sa capacité à raconter des histoires à travers l’image ont prouvé qu’au-delà de donner à voir une autre réalité, la photographie a le pouvoir de faire changer les choses.