En 2022, Taschen a sorti une édition XXL du célèbre livre Annie Leibovitz, jusqu’ici disponible qu’en format SUMO. Avec 556 pages et 5,29 kg sur la balance, ce livre retrace plus de 40 années de carrière de la photographe, regroupant une sélection de photos aussi connues qu’inédites dans un format plus accessible. Ce livre n’est pas une rétrospective mais une pure célébration de l’œuvre de la portraitiste et de ses modèles. Voici notre revue du livre Annie Leibovitz XXL chez Taschen.
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Sommaire
Du Sumo au XXL
En 2014, les éditions Taschen publiaient un ouvrage SUMO collector dédié aux photographies d’Annie Leibovitz. 40 années de carrière s’y dévoilaient au fil de 476 pages aux dimensions plus que généreuses (69 x 50 cm) pour pas moins de 26 kg.
Les amateurs des portraits soignés de la photographe américaine ont donc été ravis d’apprendre la sortie en 2022 de ce même ouvrage dans un format XXL légèrement plus modeste (bien que toutefois toujours plus adapté à l’exposition qu’à une réelle prise en main). Relié sous coffret, l’ouvrage de 556 pages (27,1 x 37,4 cm, 5,29 kg) offre une incursion dans le travail photographie d’Annie Leibovitz. Des mots de l’artiste elle-même, « ce livre n’est pas une rétrospective. Il s’agit plutôt de montagnes russes ».
Un livre performance
La chronologie de l’ouvrage est volontairement aléatoire. S’il est facile de distinguer des thèmes forts liés à la pratique des sujets (musique, cinéma, sport, politique…) les pages se succèdent sans se ressembler. L’émotion est donc le seul fil conducteur de la sélection comme de l’organisation des images.
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Après réflexion, ce que proposait Benedikt [ndlr : Benedikt Taschen], non seulement ça ne ressemblerait à aucun de mes autres livres, mais… ça ne serait pas du tout un livre en fait. Ça tenait plus d’une installation ou d’une sculpture.
Annie Leibovitz
En couverture, c’est un énigmatique David Barnes (auteur des titres phares du groupe Talking Heads) photographié en 1986 dans une intrigante veste végétale qui nous invite à initier notre lecture. Le lecteur quittera Annie Leibovitz avec le souvenir d’une 4e de couverture figurant Whoopi Goldberg en Cléopâtre contemporaine immortalisée dans un bain de lait. Keith Haring et Patty Smith sont quant à eux mis à l’honneur sur le coffret dévoilant et protégeant ce livre déjà iconique.
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Portrait de famille de ceux qui ont fait notre temps
Le livre consacré par Taschen à Annie Leibovitz est préfacé « The preface no one will read » par le facétieux Steve Martin. Comme l’acteur dont l’humour infuse cet avant-propos le fait très justement remarquer, que celui dont le portrait figure dans ces pages soit rassuré, il est en excellente compagnie ! L’index final répertoriant les artistes et personnalités dont le portrait est ici publié pourrait sans aucun doute faire l’objet de Who’s Who ou de liste d’invitation pour la prochaine cérémonie des Oscars. Elizabeth II, le Dalaï-Lama, Andy Warhol, Georges Clooney, Michael Jordan, Woody Allen… la succession de noms et de visages donne le tournis.
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Une seule absente à cette galerie : la photographe elle-même. Aucun portrait ou autoportrait d’Annie Leibovitz ne figure ici. La photographe, chroniqueuse visuelle de notre temps, s’en explique dans un texte manifeste publié en fin d’ouvrage.
J’ai suffisamment de choses à regarder devant moi, je n’ai pas besoin de retourner l’appareil.
Annie Leibovitz
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Malgré un léger doute au moment de prendre en main l’ouvrage, le recueil réussit l’exercice de l’album photo de célébrités sans tomber dans l’écueil du magazine people. Comme le précise Steve Martin « Le glamour n’est pas le thème de ce livre. Il rassemble ces tableaux fous dont le sujet pénètre dans un univers parfaitement pensé, mystérieusement imaginé par Annie pour révéler quelque chose de notre personnalité que nous-même ignorions ».
Annie Leibovitz est une portraitiste au sens le plus noble du terme. Qu’elle immortalise un visage en gros plan ou une silhouette, qu’elle laisse son sujet interagir avec le décor ou un environnement plus naturel : rien n’est laissé au hasard. Le moindre détail enrichit la lecture de l’image. Reconnaitre la personne photographiée n’est qu’un premier niveau de lecture, quelque chose de profondément plus intime et révélateur succède rapidement à toute fausse impression de name dropping.
Renouer avec la dimension picturale du portrait
Les « tableaux » dans lesquels Annie Leibovitz plonge ses sujets ont un indéniable caractère pictural, la photographe se destinait d’ailleurs à la peinture. C’est une véritable fresque photographique que cette double page où Georges Clooney dirige en pleine mer une nuée de femmes mi-actrices -mi-sirènes baignées par les eaux et les projecteurs.
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Quelques pages plus loin, un autre panorama se déploie sur deux doubles pages pour proposer une version pop culture de la Cène, rejouée par le casting des Sopranos.
La réalité est souvent plus étrange que la fiction. J’ai toujours cette idée en tête. Mes photos mises en scène sont vaguement basées sur une sorte de réalité.
Annie Leibovitz
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Plusieurs portraits de groupe des étoiles du cinéma sont des mises en scène dignes d’une superproduction hollywoodienne. On imagine aisément l’organisation pharaonique nécessaire pour obtenir de telles prises de vue et rassembler sur une même image autant de personnalités de l’industrie cinématographique. Martin Scorsese, Steven Spielberg, Francis Ford Coppola et Georges Lucas réunis ? Annie Leibovitz l’a fait. Ces images décrites comme des « anti-portraits » initialement publiées sur papier glacé vivent différemment grâce au grand format.
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Un même geste, une infinité de facettes
Bien que répétant inlassablement le même geste, déclencher face à son sujet, Annie Leibovitz parvient l’exploit de ne jamais se répéter tout en créant des résonances d’un portrait à l’autre. Pour elle l’objet du livre était « une série de tirages, mais avec des rimes dans la pagination ».
Journalistes, actrices, personnalités politiques, musiciens, mannequins, astronautes, dramaturges tous ont posé pour la photographe. Derrière le voile de la célébrité, ce sont aussi celles et ceux qui tirent les ficelles de la célébrité qui sont mis à l’honneur. Producteur de cinéma ou de disques et paroliers posent avec tout autant de prestance que ceux qu’ils accompagnent. Jann Wenner, co-fondateur du magazine Rolling Stone (un des premiers magazines à accréditer la photographe à l’aube de sa carrière) est ainsi photographié à la Barbade comme le serait une rock star en couverture du mythique magazine.
Je veux conserver ces portraits comme une collection de beaux papillons. Je veux être certaine d’avoir tous les représentants de la culture populaire qui m’intéressent.
Annie Leibovitz
L’ouvrage publié par Taschen réunit des sportifs de légende (Mohamed Ali, Lebron James, Michael Jordan) et des musiciens de jazz (Miles Davis). Des artistes pop ou rock (Mick Jagger, Michael Jackson) côtoient des rappeurs (Missy Elliott, Eminem, Nelly), aussi bien que des danseurs ou chanteurs de folk. Même R2D2 est photographié par Annie Leibovitz. Le livre est une fresque photogénique de l’Amérique moderne et de son American Dream.
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C’est comme si elle nous avait montré l’album de famille de la culture américaine.
Paul Roth
Revenir à l’essence de l’être
Si Annie Leibovitz invente des fresques folles, la photographe sait aussi revenir à l’essence de son sujet. Plusieurs photographies sont réalisées dans l’intimité du cercle familial, comme cette photo de Johnny Cash entouré de sa fille et de ses petits-enfants, suivie d’une photo du chanteur auprès de sa femme.
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Certains portraits en noir et blanc démontrent toute l’intensité dramatique de sa photographie. Pris en 1997, le portrait de l’artiste Louise Bourgeois dégage une expressivité rare. Le corps, sa posture porte l’empreinte de la vie et du temps. Certains visages sont saisis à l’aube de leur gloire (Miley Cirus au sortir de son adolescence ou la chanteuse Adèle en 2009) ou au faîte de leur carrière.
Le visage suppliant, Peter Brook accroche l’oeil du lecteur tout comme Joan Didion ou Susan Sontag photographiée en noir et blanc à New York et Paris. Le portrait est aussi objet de mémoire et empreinte du temps qui passe.
En ne photographiant que les mains du guitariste Pete Townshend ou les pieds de la danseuse June Omura, Annie Leibovitz donne au portrait une autre mesure. Elle rend le visage presque superflu pour dire la vérité de ceux qu’elle montre dans leur pure vérité.
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Photographe de mode, Annie Leibovitz travaille aussi parfaitement le nu, masculin comme féminin. Les créateurs de mode (Tom Ford, Calvin Klein…) posant ici sont d’ailleurs accompagnés de leurs mannequins vedettes nues. Cindy Crawford est dépeinte en Eve au serpent dans un éden monochrome, figurent aussi un nu sculptural de Lauren Grant et Mark Morris alangui sur un divan au cœur de la jungle géorgienne.
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Le lecteur reconnaitre 2 images parmi les plus célèbres d’Annie Leibovitz : Demi Moore enceinte et le légendaire Polaroïd de John Lennon nu, recroquevillé en position fœtale contre Yoko Ono quelques heures avant son assassinat.
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D’autres photographies voient leur sujet masqué, presque complètement effacé derrière un objet. En ne révélant que les mains du musicien, le violoncelle de Yo-Yo Ma rend presque superflu ce qui ne lie pas l’artiste à son art.
D’autres images, issues de son livre Pilgrimage, vont encore plus loin laissant deviner la présence de l’Homme grâce à ce qui le dépeint de la manière la plus acérée. Le bureau de Virginia Woolf, l’herbier d’Emily Dickinson ou les gants ensanglantés portés par Lincoln au soir de son assassinat abolissent le temps et portent la présence de leur propriétaire. À la question « qui es-tu ? », c’est l’objet qui répond, sans détour ni tricherie.
Même si elles ne montrent pas de personnages, ce sont pour moi des portraits. Les gens sont partis, mais on sent encore leur présence.
Annie Leibovitz
Notre propre regard dans le viseur
En faisant de la popularité et de la célébrité le thème fondateur de ses portraits, Annie Leibovitz interroge en filigrane nos sociétés contemporaines. Ces portraits pris en quarante années disent beaucoup de notre rapport au succès comme des changements plus structurels advenus dans le monde des arts et l’industrie du divertissement.
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Donald Trump au volant d’une voiture de sport sur le tarmac où Melania Trump enceinte s’apprête à embarquer à bord d’un jet ou Carla Bruni en robe sirène s’autorisant une cigarette sous les moulures de l’Élysée : la galerie de portraits d’Annie Leibovitz met en exergue le pouvoir, le glamour et l’argent.
Annie Leibovitz sait que le portrait est toujours un jeu de rôle, une représentation. Il est une mise en scène et nous le fait comprendre. La famille Osbourne photographiée dans la fausse intimité de sa salle de bain devant les caméras des premiers reality shows laisse entrevoir l’avènement de la télé-réalité, l’abolition des frontières entre vie publique et vie privée. Une double page en noir et blanc immortalise des fans électrisés par les Rolling Stones, hors champ, en 1975 : une manière de nous mettre en garde contre une obsession pour la célébrité déjà prégnante ?
Plusieurs pages consacrées aux danseuses de revues de Las Vegas font se faire face des portraits en tenue aux mêmes visages dénués du moindre artifice. Une double page associe Pamela Anderson dont la chemise mouillée caresse les courbes à un portrait fragmenté de Larry Schiller. Faut-il y voir un message évoquant les multiples facettes de chaque être malgré le jeu des apparences ?
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Fidèle à l’esprit du mastodonte artistique au format SUMO, cette nouvelle version XXL, légèrement plus raisonnable et allégée, comporte les mêmes essais. Signés de Graydon Carter, Paul Roth et Annie et Hans Ulrich Obrist, ces textes précieux pour l’éclairage des images, auquel s’ajoute une interview d’Annie Leibovitz, sont rassemblés en annexes en pages finales. Nous regrettons un peu ce choix de mise en page qui risque de faire passer certains lecteurs à côté de ces informations de mise en contexte lors de leur première découverte des images.
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Une brève biographie des personnes photographiées y est également proposée. Le lecteur sensible remarquera une différence de grain propre à certaines pages.
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Annie Leibovitz, édition XXL (français, anglais ou allemand)
Editeur : Taschen
125 euros, 556 pages, format relié sous coffret, 27,1 x 37,4 cm, 5,29 kg
Acheter le livre : Taschen / Fnac
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