© Sandra Reinflet

Interview de Sandra Reinflet sur l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure : “j’ai rencontré ceux dont le silence ne s’achète pas”

Dans un contexte où la problématique énergétique est au cœur des débats politiques et de l’attention de la société civile, Phototrend s’est entretenu avec Sandra Reinflet, qui fait partie des 200 photographes lauréats de la grande commande photographique lancée en 2021 par le Ministère de la Culture. Son projet, Le Prix du silence, interroge l’acceptation sociale du projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure, dans la Meuse. Alors que son vaste travail d’enquête vient de démarrer, elle revient avec nous sur ce projet au long cours, et sur l’importance de la mise en lumière de ce sujet complexe.

Le Prix du Silence © Sandra Reinflet – Penser l’avenir
Le collectif des Semeuses occupe la terre en la cultivant aux abords de la ligne de train où passeraient les déchets nucléaires.

Sandra Reinflet est une écrivaine de l’image, elle se définit comme une « Inventeuse d’histoires vraies ». Écrivaine car elle met en récit ce qu’elle voit, à travers son objectif, qui immortalise sa rencontre avec les sujets photographiés ; inventeuse car dans la relation de l’artiste au réel, il y a toujours une part d’invention et de subjectivité transmise.

Elle a publié quatre livres aux éditions de la Martinière, Michalon et JC Lattès. En 2020, sa série « VoiE.X », sur les artistes sous contraintes dans plusieurs endroits du monde, a reçu le Prix Roger Pic de la SCAM et le Prix des membres Carré sur Seine.

VoiE.X © Sandra Reinflet – Oumar Ball

Sandra Reinflet a également été récompensée par la Bourse du talent reportage en 2014 pour sa série intitulée « Qui a tué Jacques Prévert ? » (Éditions de La Martinière), alors en partie exposée à la BnF. En 2021, son travail sur l’invisibilité des jeunes femmes dans les villes de banlieue, intitulé « Les bâtisseuses » a couvert les grilles de la Basilique de la ville de Saint-Denis, comme pour asseoir la présence de ces femmes dans l’espace public.

Enfin, sa résidence d’un an à la Cité du Franc-Moisin dans le 93 a donné lieu à une exposition in situ constituée de trente portraits d’habitants. Elle y livre une réflexion fine sur la rénovation urbaine, qu’elle qualifie de « rénovation humaine ».

C’est d’une autre forme d’invisibilisation que traite son nouveau projet: « le Prix du Silence » sur lequel nous avons souhaité échanger avec elle.

De l’été 2016 Bois-Lejuc à février 2018, le Bois-Lejuc, où l’Andra prévoit de créer des puits pour enfouir les déchets les plus radioactifs de France, a été occupé par des opposants, baptisés Les Hiboux. © Sandra Reinflet

Pourriez-vous revenir sur la genèse de votre projet « Le Prix du Silence » concernant le site d’enfouissement de déchets nucléaires de Bure dans la Meuse? 

En mars 2020, j’ai entamé une résidence (en partie amputée à cause du Covid), à Ecurrey, dans la Meuse. Le projet s’appelait « Habiter » et proposait de créer une géographie intime où les habitants et les paysages s’imprègnent l’un l’autre. L’exposition était prévue en extérieur et m’a permis de sillonner la région et ses villages. Partout, des travaux étaient en cours. J’avais remarqué les églises et lavoirs rénovés, les lampadaires anachroniques qui éclairent des rues désertes, les salles des fêtes XXL pour des villages de 80 habitants… Pour autant, le service public est réduit au minimum. Peu de transports, d’emplois, de médecins et d’écoles… Je me suis demandé d’où venait l’argent dans ce département qui est l’un des moins peuplé de France et cette rumeur un peu taboue dans la population locale qui disait compensation, financements, achat des consciences… Bure.

Le Prix du Silence @ Sandra Reinflet / La nouvelle station financée par le GIP à Bure a des allures d’aigle ou d’objet spacial.

Je me suis penchée sur le projet d’enfouissement des déchets nucléaires (déchets les plus radioactifs de France et à vie longue – jusqu’à 400 000 ans) et les méthodes mises en place par l’Etat pour faire avaler la pilule sur le territoire… 60 millions d’euros par an et par département depuis des dizaines années, alors que, pour l’heure, aucun déchet n’est encore enterré (seul un labo de recherche est mis en place – en réalité le préambule clair à la suite). Le rapport de force disproportionné et les méthodes de surveillance policières mises en place pour intimider les opposants (mises sur écoute, perquisitions, fichage, condamnations…) m’ont donné envie de mettre ce sujet en lumière.

Vue de l’intérieur de l’ascenseur qui descend à 500 mètres sous terre dans le labo préparant le projet d’enfouissement des déchets nucléaires Cigéo. © Sandra Reinflet

Lorsque la BNF a lancé sa Grande Commande, j’ai pensé que c’était l’occasion de pouvoir produire un reportage de fond et au long cours sur cette question d’avenir. Pendant six mois, je suis venue régulièrement, d’abord pour photographier les transformations du paysage (les projets financés via les « compensations »), puis j’ai rencontré ceux dont le silence ne s’achète pas. Les opposants historiques, qui se battent depuis trente ans contre ce projet, mais aussi la nouvelle garde des militants. J’ai d’abord réalisé des images documentaires des lieux de lutte avant d’imaginer des mises en scènes de groupe symbolisant les principales zones à défendre.

Le Prix du Silence © Sandra Reinflet – Occuper la voie
La voie ferrée qui passe entre Ligny en Barrois et Gondrecourt le Château est pour l’heure désaffectée mais devrait être réhabilitée par l’Andra pour convoyer les déchets nucléaires jusqu’au site d’enfouissement. Des militants se battent contre le projet qui passerait aux abords des habitations.

Vous vous définissez comme une inventeuse d’histoires vraies. Où se trouve la frontière entre la mise en scène et l’histoire vraie ? Comment trouvez-vous l’équilibre entre le respect des histoires individuelles et leur mise en récit? 

Je crois que le documentaire et la fiction sont toujours imbriqués. Même lorsqu’on cherche à être au plus près du réel, on choisit toujours un mot plutôt qu’un autre, un angle plutôt qu’un autre… Et inversement, dans une œuvre de fiction, on puise toujours dans son vécu.

Dans mon travail photographique, je pars du récit, de la recherche de terrain, avant d’en envisager une interprétation. J’essaie de co-construire l’image avec les sujets. Comme par exemple dans le travail mené pendant six ans sur les artistes empêchés dans le monde (Prix Roger Pic 2020). Je leur soumettais une idée de métaphore, eux de lieu – ou le contraire. J’assume la subjectivité de mon traité et tente de la lier avec celle de ceux que je mets en lumière (et qui, souvent ne la prennent pas d’eux même. Les projets se déroulant souvent dans des milieux éloignés de la culture).

Le Prix du Silence @ Sandra Reinflet / La nouvelle station financée par le GIP à Bure a des allures d’aigle ou d’objet spacial.

Comment la notion d’invisibilité ou d’invisibilisation (des artistes, des femmes, de certaines problématiques sociétales…) traverse vos travaux et pour quelles raisons cette question vous guide-t-elle ? 

Je crois que l’une de mes missions est de servir de mégaphone (ou de projecteur, selon) à des personnes qui ne sont pas assez entendues ou vues. J’utilise l’image et le texte pour valoriser leurs parcours dont on a beaucoup à apprendre, souvent par des dispositifs d’exposition en extérieur et en grands formats. À Saint-Denis, où je vis, j’ai notamment travaillé sur l’invisibilité des jeunes femmes dans l’espace public, sur le lien entre le décors et les habitants : en quoi le paysage où l’on grandit nous façonne et en quoi nous l’imprégnons en retour, sur la rénovation urbaine et ses impacts humains, sur les rêves de « vie augmentée » d’adolescents landais déscolarisés… Je suis convaincue que l’art est une manière sensible de changer le regard sur certaines questions de société. Et j’adore ces projets au long cours où je passe finalement plus de temps à comprendre et rencontrer qu’à photographier. Lorsque l’on travaille avec des publics aux parcours difficiles, la confiance est primordiale. C’est d’elle que dépend la qualité de la suite.

Portrait Sandra Reinflet © Vincent Nageotte

Avez-vous d’autres projets à venir? 

Je travaille en ce moment sur une commande du festival Photoclimat à Paris avec des femmes qui vivent avec le VIH et se reconstruisent auprès de l’association Ikambere (qui milite entre autres pour leur droit au répit). Comme il faut à tout prix préserver leur anonymat, je suis en train d’imaginer une série rappelant le Kinsugi (l’art de la réparation japonais) avec des projections sur leurs corps.

Je vais aussi débuter une série intitulée Vaillantes dans une cité à Colombes (92) où des portraits d’habitantes seront exposés in situ pour montrer en quoi elles sont les héroïnes d’aujourd’hui.

Et d’autres projets encore secrets (mais je ne les tiens pas longtemps et vous pourrez les suivre sur Instagram d’ici peu !

Merci à Sandra Reinflet d’avoir répondu à nos questions. Nous aurons l’occasion de revenir sur le travail de la photographe au fur et à mesure de l’avancement de son projet. À noter que les lauréats de la grande commande photographique feront l’objet d’une grande exposition au printemps 2024.