© Ben Thouard

Interview du photographe Ben Thouard : l’amour de la vague

Photographe aquatique, Ben Thouard parcourt l’océan de l’autre côté de la planète, à Tahiti, et en capture la beauté. Fan de surf et très attaché à l’eau, il partage sa relation avec cet élément à travers la photographie. Ses clichés nous embarquent ainsi sous la surface des océans, en plein cœur des vagues, ou encore dans les mouvements d’écume. Il a récemment publié Turbulences, où il réunit 75 images au dynamisme saisissant.

Avalanche © Ben Thouard

Vous êtes originaire de Toulon, quelle était votre relation à l’eau et à la mer lorsque vous étiez petit – et comment a-t-elle évolué au fil de votre parcours ?

Je suis né et j’ai grandi au bord de l’eau ! Pour tout vous dire, je voyais la mer depuis mes salles de cours à l’école. Mon père a toujours eu un petit voilier sur lequel on passait toutes nos vacances. Mes grands frères m’ont aussi initié au surf dès mon plus jeune âge, donc je dirais que l’eau a toujours fait partie de ma vie !

Quand j’ai découvert la photo, j’ai forcément voulu faire des photos autour de la mer. Depuis, c’est devenu mon métier. J’ai toujours gardé l’océan dans ma vie comme un pilier de mon équilibre.

À 19 ans, vous êtes parti sur un coup de tête à Hawaï. Qu’est-ce qui vous a décidé à partir, et pourquoi cette île en particulier ?

J’étais à l’école ICART Photo à Paris. C’était super, j’y ai appris plein de choses, mais la vie à Paris était trop compliquée pour moi. Il fallait que je bouge.

J’avais fait un stage chez Wind magazine et j’étais devenu en quelque sorte l’assistant de Bernard Biancotto, LE photographe de windsurf français. Il m’avait dit que tout se passait à Hawaii et que si je voulais faire mes débuts, il fallait que j’aille là-bas. Ce n’était pas tombé aux oubliettes dans ma tête, et 6 mois plus tard, je quittais l’école pour partir à Hawaii, la Mecque du surf et du windsurf. C’est là-bas que tout a vraiment commencé professionnellement.

© Ben Thouard

Lorsque vous partez surfer, quel est votre processus créatif ? Existe-t-il un “scénario-type” ?

Pas vraiment, la photographie aquatique se pratique à la nage en se fondant dans l’élément. L’océan n’est jamais pareil, les vagues ne sont jamais les mêmes. La taille, le vent, la lumière, la clarté de l’eau… Tout est sans cesse changeant, il faut s’adapter. C’est pour cela que c’est passionnant, c’est un challenge permanent et ce n’est pas souvent évident.

Quel matériel photographique utilisez-vous ? Quelles sont les contraintes de la prise de vue aquatique ? Comment votre matériel a-t-il évolué au cours de votre carrière ?

J’utilise depuis toujours du matériel Canon dans des caissons étanches Aquatech. Ces dernières années, je me suis équipé d’un moyen format avec les nouveaux boîtiers Fujifilm et j’alterne entre le 24×36 et le format plus large selon les conditions.

La photo aquatique se pratique à la nage avec l’appareil dans un caisson étanche (forcément!) du coup il faut tout anticiper ! Tout se passe beaucoup plus vite que ce que l’on pense et très souvent on rate l’image. Il m’arrive encore aujourd’hui de voir des choses sublimes à l’œil nu sans avoir le temps de les capter en photo. Effectivement, à la nage avec l’appareil dans le caisson, on est moins réactif. Il faut donc avoir une idée de ce que l’on veut capter, avoir anticipé tous ses réglages (je ne shoote qu’en manuel pour tout contrôler), et enfin faire le point et cadrer au bon moment tout en nageant. C’est loin d’être évident.

Bien entendu la performance du matériel est d’une importance cruciale ! Aujourd’hui, avec les nouveaux appareils qui shootent à 20 fps et à l’autofocus hyper-performant, c’est devenu plus accessible et c’est bien agréable. Quand j’ai commencé à Hawaii, je mettais 36 poses dans le caisson, je passais la barre pendant 20 min pour aller jusqu’au pic, et j’obtenais 36 ou au pire 37 photos. Il fallait ensuite revenir à la plage, tout sécher, ouvrir, changer de film et repartir. C’était autre chose. Aujourd’hui on peut créer pendant des heures, c’est génial ! Avec mon Canon 1-DX Mark III je reste 6h dans l’eau sans avoir besoin de changer de batteries ni de cartes !

© Ben Thouard

Prenez-vous les photographies seul ? Ou avez-vous une équipe qui vous accompagne ?

Je suis seul 99% du temps, sauf quand je shoote du surf avec les surfeurs. Mais quand je shoote mes vagues ou mes paysage sous-marin, je suis seul. Cela me convient et je préfère. Ainsi je suis libre d’aller et venir, de me reposer, de sortir de l’eau, de rester plus longtemps que prévu… La météo est tellement changeante qu’il faut pouvoir être réactif et patient à la fois. En étant seul, c’est beaucoup plus simple.

Contrôler la planche de surf et l’appareil photo tout en gardant un œil sur les vagues relève de l’exploit sportif. Comment organisez-vous/réalisez-vous vos prises photo ?

Toutes mes photos sont réalisées à la nage, sans planche de surf, avec l’appareil dans un caisson et simplement une paire de palmes… Pas de flottaison pour pouvoir passer sous les vagues lorsqu’on se fait enfermer, pas forcément de leste non plus. Je nage simplement et je me faufile entre les vagues.

Il faut être en forme pour faire de la photographie aquatique, car on nage pendant des heures. Même si on prend vite l’habitude, c’est assez physique, surtout si les vagues sont grosses. Et je reviens sur ce que je disais plus haut : l’importance d’anticiper ! Il faut toujours être prêt à shooter et que l’appareil soit déjà réglé, car lorsque la série (de vagues) arrive, il faut la plupart du temps ajuster son placement, nager vers le large ou plus à l’intérieur… donc vous n’avez plus le temps de régler votre appareil, mais devez simplement viser et shooter !

Underwater World © Ben Thouard

Un grand nombre de vos photographies sont prises sous la surface de l’eau, comment obtenez-vous des photographies aussi claires et lumineuses, y compris à grande profondeur ?

Oui en effet, je suis passionné par le monde sous-marin, juste sous la surface ! La clarté de l’eau à Tahiti est exceptionnelle et permet de réaliser des prises de vues qui ne sont pas possibles ailleurs où l’eau est trouble, notamment à cause du sable remué.

Lorsque j’ai mis la tête sous l’eau à Teahupoo pour la première fois, je suis tombé amoureux de ce que j’ai vu, et depuis je n’ai cessé de shooter sous l’eau. C’est un monde fascinant ! Je reste donc là, toute l’année, à guetter les conditions météo et à attendre que tout soit favorable. Cela fait partie des enjeux de la photo aquatique, il faut que toutes les conditions soient au rendez-vous. Parfois il s’agit de quelques journées dans l’année qui constituent toute mon année photographique. Il faut donc être présent, être prêt, et ne pas les rater.

Vortex © Ben Thouard

Quelle importance accordez-vous à la postproduction ?

Très peu ! Je shoote énormément et je capture parfois des milliers de fois la même chose jusqu’à ce que j’obtienne l’image parfaite ! C’est grâce à beaucoup de travail à la prise de vue que j’arrive à obtenir des images différentes.

Bien entendu, il y a le développement des fichiers RAW ensuite, au même titre que lorsqu’on tirait nos images avant sur papier. On ajuste l’exposition, on règle le contraste, on récupère dans les ombres ou les hautes lumières, on peut accentuer un peu la netteté ou la clarté et jouer un peu avec la correction du voile pour renforcer le micro-contraste si nécessaire – surtout si on shoote dans des conditions difficiles comme avec de gros contre-jours – mais ça reste très basique.

Je ne modifie jamais une photographie, je ne supprime ou ne rajoute jamais rien dans mon image ! Il y a en a qui le font, mais dans ce cas il faudrait s’annoncer en tant que créateur digital et non photographe. C’est selon moi une question d’intégrité et de respect envers son audience.

J’ai toujours shooté dans l’optique de réaliser de grands, voire de très grands tirages. Il était donc indispensable pour moi que mes fichiers soient parfaits. Si vous recadrez vos images ou que vous exagérez vos retouches, vous détruisez votre fichier et vous perdez en résolution, en richesse de détails. Votre image sortira très mal en grand format. Cela fonctionne pour Instagram, mais on ne peut pas tricher sur des tirages en grand format.

Quand je fais des expositions, on me demande quasi systématiquement si je retouche beaucoup mes images. Je dirais même que beaucoup de spectateurs viennent me parler comme s’ils voulaient que je leur affirme que mes images étaient retouchées. Une remarque classique « wow, non mais là c’est Photoshoppé ? ». C’est dingue comme les mentalités ont changé sur ce point. Dès lors qu’ils voient une image qui sort de l’ordinaire, certains pensent qu’elle est trafiquée. Il faut dire qu’on peut facilement être induit en erreur vu l’utilisation de la retouche photo sur les réseaux sociaux.

Mais pour en revenir à la question de la postproduction, j’étalonne mes photos pour les préparer au mieux à l’impression mais je ne modifie pas mes images.

The Duel © Ben Thouard

Depuis les photos qui figurent dans votre premier livre, Surface, à celles de votre ouvrage le plus récent, Turbulences, on sent une évolution de votre style, avec un virage un peu plus artistique, plus abstrait et un rapport plus intime avec l’océan : pouvez-vous nous en dire plus ?

SURFACE était le début de mon travail personnel sur l’eau et le surf, ma porte d’entrée dans le monde de la photo aquatique. On plante le décor, on décrit le sujet et on touche du doigt le fond du sujet, l’élément eau !

Livre Surface de Ben Thouard

Dans Turbulences, j’ai voulu travailler beaucoup plus sur la matière : le surf et l’humain se retrouvent au second plan. Ils donnent une échelle de temps en temps, mais disparaissent rapidement. L’eau est la star du livre. J’ai essayé de la montrer sous plusieurs formes en travaillant les textures, les reflets et différentes ambiances. Elle peut être figée, en pleine vitesse, verticale, en suspens, glacée, froide, ciselée, arrachée, comprimée. C’est ce qui me fascine depuis toujours. C’est cet émerveillement pour ce spectacle dont je suis témoin que j’ai essayé de transmettre à travers mes images. J’ai essayé de partager au mieux ma fascination pour l’océan.

Je pense que cela peut parler à beaucoup plus de monde : à des surfeurs, à des navigateurs, à des nageurs – mais aussi à de simples baigneurs de la période estivale qui ont pu ressentir ce genre d’émotion en mettant la tête sous l’eau ou en étant au bord de l’eau.

Et puis surtout, c’est un sujet sans fin. Je trouve que de suggérer les choses avec une approche plus artistique fait passer encore plus d’émotions. On peut utiliser les flous filés sur la matière et la texture de l’eau ou des cadres plus serrés pour ne laisser apparaitre qu’une part de l’eau, et ainsi laisser le lecteur s’imaginer le reste. On fait travailler l’imaginaire et l’émotion du lecteur, c’est ce qui est fabuleux dans la photo. Je suis le premier touché par ce que je vois et ce que je capture. Si une image me touche alors je la retiens dans ma sélection.

Je pense qu’il faut détacher l’image du moment. Je suis passé à autre chose que de simplement documenter un instant, car si une image est trop explicite pour moi, elle est rapidement ennuyante. C’est ce qui fait la magie de la photographie et son challenge.

Curves © Ben Thouard

Bon nombre de photographes ajoutent une corde à leur arc en se mettant à la vidéo. Est-ce votre cas, ou restez-vous fidèle au médium photographique ?

Comme tout le monde de nos jours, il m’arrive de filmer, pour plusieurs raisons et notamment quand les clients me le demandent. C’est un excellent moyen de promouvoir son travail sur les plateformes, mais pour ma part, je suis un éternel amoureux de l’image fixe ! Je trouve ça fabuleux et passionnant de réussir à faire passer des émotions dans un seul cliché.

Le partage qu’il peut y avoir à travers une photographie me captive toujours autant. Bien sûr, les émotions qui passent à travers une vidéo ou un film sont tout aussi impressionnantes – je suis d’ailleurs un grand consommateur de cinéma – mais c’est une autre approche. Aujourd’hui, pour ce qui est de la création, je reste sur la photographie.

Après plus de 15 ans à immortaliser la beauté des océans, dans quelle mesure constatez-vous les effets du changement climatique ? De quelle manière l’intégrez-vous dans vos photographies ?

Pour être très franc, aujourd’hui et dans la partie du globe où je me trouve (Tahiti), je ne suis pas en mesure d’affirmer un grand changement que ce soit au niveau du climat, de la montée des eaux ou de la pollution plastique par exemple. Je pense qu’il est très difficile de noter des changements radicaux pour un humain avec 15-20 ans d’expérience et avec un contact quotidien avec l’océan.

Je suis bien conscient de tous ces changements, des hausses de température et des prélèvements d’échantillons dans l’océan. C’est bien réel et c’est alarmant. On se doit de réagir, de protéger notre planète et de prendre soin de nos océans. Mais la vérité est qu’il est très difficile à l’échelle humaine de sentir ce changement, c’est probablement pour cela que certaines personnes ne le prennent pas au sérieux. En tout cas mon rôle est de répandre la beauté de ce monde aquatique et de partager mes émotions lors de mes découvertes. Si cela aide à sensibiliser les gens c’est fabuleux !

Sur une note plus légère, quelles sont vos bonnes résolutions pour l’année 2023 ?

Shooter uniquement par plaisir 😉


Merci à Ben Thouard d’avoir répondu à toutes nos questions.

Son livre Turbulences (75 photos, 128 pages, 30 x 24 cm) aux éditions Mons est disponible à partir de 55 € sur son site Internet ainsi que sur le site Leslibraires.fr.

Vous pouvez retrouver l’intégralité du travail de Ben Thouard sur son site Internet et sur son compte Instagram.