Depuis 2015, le photographe Laurent Michelot se rend régulièrement au cœur de la zone d’exclusion de Tchernobyl. Il y capture l’effacement progressif de ces lieux qui portent à la fois la mémoire de la pire catastrophe nucléaire de notre histoire, mais aussi le souvenir de journées paisibles pour les habitants de Pripyat, jadis cité modèle du bloc soviétique.
Rencontre avec un photographe sensible qui met en perspective le passé et le présent d’un territoire unique dans son livre Tchernobyl, Visite Post-Apocalyptique.
Comment vous est venue cette envie d’explorer et de photographier la zone d’exclusion de Tchernobyl ?
J’ai toujours été fasciné par ces lieux. J’avais 13 ans au moment de la catastrophe, le 26 avril 1986, et les images diffusées sont restées gravées dans ma mémoire. La centrale de Tchernobyl est au cœur de l’histoire européenne contemporaine. Son explosion fut un élément fondateur, au même titre que la chute du Mur de Berlin. J’ai visité la zone d’exclusion pour la première fois en 2015, l’endroit m’a immédiatement happé, j’ai senti que j’éprouverai le besoin d’y retourner.
« La centrale de Tchernobyl est au cœur de l’histoire européenne contemporaine. »
Quel est votre état d’esprit sur place ?
La première fois est terrible, bouleversante au regard des évènements, mais l’on se sent aussi appartenir à l’histoire. À force de visites, les lieux me sont devenus familiers. Là-bas je coupe avec l’agitation de la vie active. Le silence, la végétation omniprésente font penser à une balade en forêt. La nature reprend ses droits, la mousse jonche le sol des appartements, des arbres poussent au 5e étage. Les chiens errants nous suivent, un renard peut parfois y être aperçu. Selon les saisons la perception change : en hiver les arbres nus laissent place à une ville différente.
Qu’en est-il des risques ?
Dans Pripyat il y a seulement 2 ou 3 endroits à éviter près desquels le dosimètre s’affole. La radioactivité y est un danger moindre, comparé à l’état de délabrement des immeubles, aux murs lézardés et aux toits prêts à s’effondrer. La sécurité s’est renforcée pour assurer la protection des visiteurs, mais aussi la préservation des lieux et un couvre-feu y est en place. Il est impératif d’être accompagné d’un guide et il interdit depuis 2017 de pénétrer dans les bâtiments. Au cœur de la centrale, pour rentrer dans la salle de contrôle du réacteur 4, nous sommes équipés pour éviter l’ingestion de particules radioactives.
Avez-vous vos lieux préférés ?
Je me laisse toujours surprendre, mais j’aime particulièrement les fresques, témoignages du passé soviétique. Elles me replongent dans l’histoire. Les pays de l’Union soviétique ont été décommunisés et cette imagerie propagandiste y a souvent été effacée. Tchernobyl, Pripyat, Mashevo ou Leliv sont les derniers bastions de l’URSS : on y trouve encore une statue de Lénine debout. Cette couche historique est la différence entre Tchernobyl et une usine ou une gare désaffectée. La catastrophe a participé à l’effondrement de l’URSS.
Même après plus d’une douzaine de visites je ne cesse d’y découvrir de nouveaux immeubles, de nouveaux vestiges. J’aime aussi revenir pour percevoir l’évolution, réaliser deux photos avec le même cadrage à quelques années d’intervalle. Sur une photo prise dans l’école de musique on voit un piano sur une estrade, d’année en année je le vois lentement s’y enfoncer.
Plus de 30 ans après l’explosion du réacteur 4, le temps semble suspendu à Pripyat, vidée de ses 49 400 habitants. Avez-vous cette impression d’être mi-photographe, mi-archéologue ?
Complètement. Je veille scrupuleusement à respecter les lieux, à photographier une pièce, une scène telle que je la découvre. Ce n’est malheureusement pas le cas de tous. Beaucoup ont désacralisé l’endroit et n’hésitent pas à faire des compositions contre-nature. Je le vois immédiatement lorsque dans les crèches ou les chambres d’enfant j’aperçois des rangées de poupées, de peluches et des masques à gaz juxtaposés : ce sont des mises en scène. Entre ces photographes peu scrupuleux, les pilleurs qui ont arraché radiateurs, interrupteurs ou fils de cuivre et les liquidateurs qui ont détruit ou enfouis la plupart des objets, c’est presque une chance de trouver encore des artefacts. Et, bien que cela soit interdit, beaucoup sans pudeur en profitent pour ramener un « souvenir ».
« Beaucoup ont désacralisé l’endroit et n’hésitent pas à faire des compositions contre nature. Je le vois immédiatement lorsque dans les crèches ou les chambres d’enfant j’aperçois des rangées de poupées, de peluches et des masques à gaz : ce sont des mises en scène. »
Vous avez perçu ce changement de visite en visite ?
Oui, dorénavant la zone d’exclusion est considérée comme un parc d’attractions et les bus déferlent. Le tourisme sur cette zone a beaucoup changé, notamment suite au succès de la série Chernobyl. Il y a de moins en moins d’explorateurs, de photographes aventureux. Les lieux sont balisés et beaucoup y vont pour quelques selfies avec masque à gaz ou pour des demandes en mariage !
Y pratiquer l’urbex comme je le fais est devenu difficile. En parallèle, la préservation est un vrai sujet, le café et ses mosaïques vont par exemple être restaurés. Cette ville est appelée à disparaitre, à s’effondrer, engloutie par la végétation. C’est pour cela que j’y retourne, par devoir de mémoire. Je souhaite témoigner de sa vérité tant que c’est encore possible, capturer le poids de l’Histoire et ne pas omettre le tragique de l’évènement : ces familles déracinées ne savaient pas qu’elles ne rentreraient jamais plus chez elles. Cela demeure un traumatisme individuel et collectif.
« Cette ville est appelée à disparaitre, à s’effondrer, engloutie par la végétation. C’est pour cela que j’y retourne, par devoir de mémoire. »
Tchernobyl, Visite Post-Apocalyptique a été écrit grâce aux témoignages d’anciens habitants de la zone d’exclusion. Vous n’avez pas voulu y inclure des portraits ?
Non, cette photographie-là n’est pas la mienne. Je souhaitais par pudeur un ouvrage sobre dédié au lieu et à son histoire. Je ne réalise d’ailleurs pas de portraits, je suis assez introverti. J’ai en revanche été profondément touché par le livre La Supplication de Svetlana Alexievitch dans lequel elle donne avec justesse la parole aux survivants. Mes rencontres et mes échanges avec les habitants nourrissent le livre, leurs anecdotes donnent corps aux images d’archives. N’oublions pas que Pripyat était une ville modèle, flambant neuve et bien mieux achalandée que le reste de l’Ukraine. La population y était choyée et en reste encore aujourd’hui nostalgique.
Avez-vous un matériel photo de prédilection pour ce type de photoreportage ?
Il faut surtout imaginer qu’en l’absence d’électricité il peut faire très sombre, surtout en hiver. Je dispose de très courts temps de pose, environ 45 secondes pour composer et déclencher. Les photos intérieures sont prises dans l’urgence et l’illégalité, le trépied n’est pas une option.
Je privilégie un objectif avec une grande ouverture et veille au risque de flou. Pour certains lieux inaccessibles, le drone est une alternative, je l’ai utilisé pour la piscine. Il faut savoir profiter de sa chance lorsque l’on a une bonne lumière au bon endroit.
Dès les premières heures de la catastrophe, la censure était de mise. Aujourd’hui images et paroles sont totalement libérées ?
Hormis les restrictions évoquées, Pripyat peut-être librement découverte. Dans la centrale, la sécurité est maximale, il est par ailleurs interdit de piloter un drone à moins de 5 km de cette dernière. Les photos de drone sont donc pour cela systématiquement vérifiées. Il n’y a pas de censure, plutôt des mesures préventives pour ce qui touche à la sécurité de la centrale nucléaire.
Comment vous distinguez vous d’autres photographes ayant couvert ce sujet ?
Je ne cherche pas à imposer ma signature photographique. Je prête une attention particulière au traitement de la lumière, aux textures. Le naturel prime, car je vise un propos honnête, sans sensationnalisme en évitant les images dramatiques contre-nature. J’aime capturer de larges espaces, souvent au 24 mm, jouer des profondeurs sans déformer l’image.
J’accorde un grand soin au cadrage pour une impression de sérénité, malgré le court laps de temps imparti et la pression. Ma force est surtout de bien connaitre les lieux, leur histoire. Mon travail est autant documentaire que photographique. C’est cette démarche sincère, intéressée qui m’a permis d’accéder aux archives présentées dans le livre et de rencontrer les anciens habitants de la zone d’exclusion.
« Je vise un propos honnête, sans sensationnalisme en évitant les images dramatiques contre-nature. »
Quels sont vos prochains projets ?
Rien n’est encore fixé. Je crois que ce qui m’attire c’est de braver des interdits, qui sait ? Peut-être qu’un prochain photoreportage me portera vers la Corée du Nord ou le Turkménistan… Mon histoire c’est aussi celle d’un graphiste et directeur artistique devenu photographe et aujourd’hui écrivain, je ne me ferme aucune porte.
Merci à Laurent Michelot d’avoir répondu à nos questions.
Laurent Michelot est l’invité du festival de la photographie de Besançon 2021. Il sera présent à la Librairie Réservoir Books (6 Rue Gustave Courbet à Besançon) le samedi 6 novembre 2021 pour dédicacer son livre.
Le livre Tchernobyl, Visite Post-Apocalyptique (Editions du Chêne) est disponible en librairie, chez Les Libraires et à la Fnac (29,90 euros). Son travail est à découvrir sur son site et sur Instagram