Le Jeu de Paume de Paris consacre son exposition d’automne à Luc Delahaye, photoreporter des plus singuliers. Sur les deux niveaux du musée parisien, Le bruit du monde fait la part belle au photographe avec une quarantaine de grands tirages et une installation inédite. Pour la plupart présentées en France pour la première fois, les photographies de Luc Delahaye sont à découvrir du 10 octobre 2025 et jusqu’au 4 janvier 2026.

Du photoreportage à la photographie documentaire et artistique
Cette exposition se concentre sur les vingt-cinq dernières années du travail de Luc Delahaye ; l’occasion de comprendre comment il est passé de la pratique du photoreportage de guerre à quelque chose de plus documentaire, voire artistique. Au tournant des années 2000, l’ancien membre de Magnum a délaissé le format presse pour représenter les conflits et les désordres du monde contemporain à travers de grands tirages en couleur.

À travers cette exposition, on découvre des photographies de la guerre d’Irak, d’Afghanistan et d’Ukraine, aux côtés de photographies saisissantes de réalisme de grandes conférences internationales de puissants, comme l’OPEP ou la COP. Ainsi, tant sur le plan géographique qu’esthétique, on passe à différents espaces — des lieux oùle monde se déchire à ceux où il est censé être contrôlé.


L’accrochage de l’exposition rend honneur à cette démarche de façon d’ailleurs remarquable ; en témoigne ces deux photographies accrochées sur le même mur, mais à deux niveaux différents, juste séparés par le sol, la première d’un site de fouilles d’un charnier où l’on ne voit que les archéologues au travail, la seconde, de cadavres entassés dans une fosse. Tout est là, toutes les questions que soulève Luc Delahaye à travers ses photographies, à savoir comment se déroulent les conflits, ce qu’on peut en faire, et ce que la photographie permet.

Une multiplicité de formes photographiques au service du réel
Luc Delahaye se distingue particulièrement de ses pairs par l’usage de procédés photographiques originaux. Dès le début des années 2000, il commence à utiliser un appareil photo panoramique. L’œil s’agrandit, s’amplifie, s’élargit, les proportions s’allongent, et une multitude de détails apparaissent à l’image. Les tirages grand format rendent tout à fait hommage à ce procédé et nous place face à l’image, dans un état de lenteur et d’observation qu’il aurait été impossible d’avoir dans un journal ou un magazine.

Le format photographique impose sa vision, une manière d’appréhender l’espace qui nous met immédiatement à distance. Que ce soit dans la représentation d’une haute réunion de sécurité ou dans celle d’un camp de réfugiés, l’humain se situe toujours au milieu d’un fourmillement, comme un détail ; dans le bruit du monde, au milieu du bruit du monde, pour faire apparaître encore plus clairement qui décide, et qui subit les effets de ces décisions. La photographie documentaire est ici dénuée d’affect, rendue dans toute sa complexité : une photographie documentaire à son apogée.


Chacune des photographies choisies pour l’exposition montre la tension, le déséquilibre. Chaque scène photographiée semble nous dire : c’est un instant à la limite, juste avant que quelque chose d’autre n’arrive. Les corps sont toujours en mouvement, et quand ils ne le sont pas, ils semblent subir une attente sous haute tension — qui sait ce qu’il peut arriver ensuite.

Je me suis rendu compte plus tard de l’utilité qu’avait eu ce moment panoramique : la prise de distance à laquelle ce format invite m’a permis de “calibrer” mes distances. Il y a la distance minimum, celle du reporter, que je connaissais bien, il y a la distance maximum, au-delà de laquelle les figures disparaissent, et cela forme l’espace mesurable des distances communes à tous. Et puis il y a la distance mentale du photographe et son point de présence réelle. Le panoramique m’a aidé à clarifier cette question.
Luc Delahaye

Toutes les questions posées par Luc Delahaye à travers son travail convergent dans une production inédite, conçue spécialement pour l’exposition : What’s Going On. Pendant des années, le photographe a découpé des images dans la presse, accumulant un matériau qu’il a ensuite retravaillé en les agrandissant en série, dans des formats identiques, en noir et blanc, sans titre. Il revendique ainsi une forme de passivité en tant que photographe et producteur d’images, puisque le matériau de départ est constitué exclusivement d’images produites par d’autres.

La photographie de Luc Delahaye représente le réel autant qu’il le fragmente. Ses images sont autant peuplées d’individus confrontés aux tourments de notre époque qu’aux sphères institutionnelles décisionnaires et censées les apaiser sciemment. On est bien loin des représentations qu’on peut se faire du photographe de guerre, du photographe de l’actualité en permanence sur le front, un genre de héros contemporain de l’image ; Luc Delahaye pense la photographie et ce qu’elle peut ou ne pas faire, en permanence, et c’est ainsi qu’il produit des photographies qui se pensent.

Informations pratiques :
Le bruit du monde, Luc Delahaye
Jeu de Paume Paris
Du 10 octobre 2025 au 4 janvier 2026
1 Place de la Concorde, Jardin des Tuileries, Paris
Le mardi de 11h à 21h, du mercredi au dimanche de 11h à 19h
Tarif : 12 €