Chicago, Town, circa 1960, tirage gélatino-argentique d'époque © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Zoom photographe : Yasuhiro Ishimoto, la poésie entre les lignes

Yasuhiro Ishimoto est une figure incontournable de la photographie du 20e siècle, dont l’œuvre unique et fascinante résulte de son parcours atypique entre les cultures japonaise et américaine.

Né à San Francisco en 1921 de parents japonais et ayant grandi au Japon avant de retourner aux États-Unis, Ishimoto a étudié l’esthétique photographique auprès des grands maîtres de son temps. Son travail, qui se situe à la croisée de différentes influences culturelles et artistiques, témoigne d’une singularité qui continue d’intriguer et de captiver.

Alors que la photographie japonaise suscite un regain d’intérêt à travers des publications et des expositions récentes, il est crucial de se pencher sur la vie et l’œuvre de Yasuhiro Ishimoto, un artiste exceptionnel dont l’impact demeure significatif dans l’histoire de la photographie.

Chicago, Beach, 1948-1952, tirage gélatino-argentique d’époque © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Des débuts fondateurs…

Les débuts de Yasuhiro Ishimoto sont, pour le moins, fortement influencés par les événements politiques de son époque. En 1939, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il arrive en Californie pour étudier l’agriculture, un choix qui lui permet d’éviter l’enrôlement militaire. Cependant, les choses se compliquent après l’attaque de Pearl Harbor : au début de 1942, le gouvernement américain ordonne l’internement de près de 120 000 citoyens d’origine japonaise dans des camps.

Chicago, Beach, 1948-1952, tirage gélatino-argentique d’époque © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Le 5 septembre 1942, Yasuhiro Ishimoto est transféré au camp d’Amache, dans le Colorado, au sein duquel il apprend les rudiments de la photographie auprès de ses compagnons. Il n’est libéré que le 7 décembre 1944 et s’installe alors à Chicago. En 1948, il rejoint l’Institute of Design – une étape décisive dans sa carrière photographique, où il suit notamment des cours d’esthétique sur le Bauhaus.

Chicago, Snow and Door, 1951, tirage gélatino-argentique d’époque © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

La ville de Chicago devient rapidement pour Yasuhiro Ishimoto le terrain de jeu idéal pour ses premières séries photographiques (Beach, Doors, Little Ones) ; une incarnation de la modernité urbaine, marquée par l’émergence des premiers gratte-ciels. C’est à l’Institute of Design qu’il fait la rencontre déterminante d’Harry Callahan, responsable du département de photographie et figure de proue du New Bauhaus.

Chicago, Beach, 1948-1952, tirage gélatino-argentique d’époque © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

… pour un photographe visuellement bilingue

On le voit à ses débuts : Yasuhiro Ishimoto aurait pu se cantonner à une photographie très formelle un peu vaine, poussant l’abstraction jusqu’à son paroxysme. Dans une philosophie de rupture avec le Bauhaus, Harry Callahan déplace la pratique photographique vers la rue, sans doute conscient des conséquences que peut avoir l’urbanisme débridé sur cette esthétique nouvelle.

Chicago, Town, 1959-1961, tirage gélatino-argentique d’époque © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Le bilinguisme visuel de Yasuhiro Ishimoto se manifeste par sa double (voire triple) culture et la diversité de ses influences. L’ascétisme japonais se mêle aux questions esthétiques formelles du Bauhaus et à la tradition de la photographie humaniste américaine. Cependant, il serait réducteur de considérer Yasuhiro Ishimoto comme un simple produit de ces influences. Son regard artistique résulte probablement d’influences plus ou moins conscientes ; son identité visuelle se trouve précisément dans cet entre-deux.

Tokyo, Town, 1963-1970, tirage gélatino-argentique © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Yasuhiro Ishimoto est visuellement bilingue : japonais par sa culture, oriental dans sa manière de voir et occidental par sa formation au Chicago Institute of Design (centre contemporain de la tradition Bauhaus), il parle anglais avec un accent allemand.

Minor White

Entre deux pays, transcendant les frontières ; entre deux traditions photographiques, comme un lien entre la génération de l’après-guerre immédiate et celle des années 1960 ; entre deux teintes, toujours, au sein de ses images, jouant avec le vide et le plein, le noir et le blanc, pour sculpter des lignes claires d’une fausse évidence.

Chicago, Little Ones, 1948-1952, tirage gélatino-argentique d’époque © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Signes, masses, abstraction : une poésie de la modernité

Yasuhiro Ishimoto, photographe de l’intermédiaire. Son réalisme social se confronte à un sentiment d’étrangeté suscité par ses images, grâce à sa manière unique de composer et de mettre en avant certains détails. Yasuhiro Ishimoto est un photographe de l’extrême précision.

Au fur et à mesure que le langage de l’expression photographique s’est développé, l’accent sur la signification d’une photographie a glissé – glissé de à quoi ressemble le monde à comment nous voyons le monde et ce que nous voulons dire du monde.

Aaron Siskind
Tokyo, Town, circa 1957, tirage gélatino-argentique © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

On reconnaît un véritable photographe à sa capacité à créer son propre langage visuel. Souvent identifiables au premier coup d’oeil, les images de Yasuhiro Ishimoto mêlent matière, volume et mouvement. Comme des moyens pour arriver à ses fins artistiques : faire de la photographie à la picturalité assumée. Cependant, il sort du studio, il va dans la rue, dans les rues de Chicago, où il est contraint de composer avec l’éclairage naturel et les éléments présents, sans pouvoir les modifier à sa guise.

Chicago, Town, 1948-1952, tirage gélatino-argentique © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Les contraintes formelles dans la rue sont fortes, mais c’est comme si elles n’existaient pas. Le langage qu’Ishimoto Yasuhiro crée avec son noir et blanc est à la fois urbain et poétique : les personnes et les structures s’enchevêtrent naturellement, grâce notamment à sa maîtrise des jeux d’ombres et à sa composition toujours impeccable.

Chicago, Town, circa 1960, tirage gélatino-argentique d’époque © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Héritier de Bauhaus oblige… quand Yasuhiro Ishimoto revient au Japon, il s’intéresse particulièrement à la villa impériale Katsura à Kyoto, dans laquelle il retrouve les formes qui pouvaient servir de base à l’architecte de Chicago. Les rectangles blancs et, à nouveau, les lignes qui délimitent tout, dans une sorte de quadrillage reproduit inlassablement, servent au photographe de matière géométrique et formelle pour poursuivre son travail esthétique.

Katsura Imperial Villa, The New Palace and lawn, 1954, tirage gélatino-argentique © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Un intérêt tardif sur son œuvre

Yasuhiro Ishimoto revient au Japon en 1953, après quatorze ans d’absence. Sa pratique photographique est alors plutôt dissidente, et le retour au pays de ce jeune américano-nippon n’est pas forcément bien perçu par la communauté artistique japonaise. Il faut dire que le pays est encore habité par une photographie réaliste – défendue notamment par Ken Domon – attentive aux remous humains et sociaux provoqués par la guerre ; alors, disons que les expérimentations formelles de Yasuhiro Ishimoto ne sont pas particulièrement au goût du jour.

Leaves, circa 1991, tirage gélatino-argentique © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Ses démarches auprès des éditeurs japonais restent infructueuses, malgré ses séries emblématiques et reconnues aux États-Unis. Mais ce ne sera que temporaire. Sa série consacrée à la villa impériale Katsura connaît un succès sur la scène avant-gardiste, et sa rencontre avec le poète et critique Shuzo Takiguchi, chef de file des jeunes artistes japonais de l’époque, lui ouvre les portes d’autres milieux artistiques moins hermétiques à son travail.

Snow Steps, 1994, tirage gélatino-argentique © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Il faut attendre 1958 pour voir naître le tout premier livre de Yasuhiro Ishimoto, Someday, Somewhere, où ses photographies de Tokyo et de Chicago se mêlent dans des associations savantes. Ces juxtapositions leur offrent un nouvel éclairage sur ses images, mettant en miroir des portraits d’Américains et de Japonais aux gestes similaires. Ce reflet de la double culture du photographe illustre le du dialogue complexe et contrarié entre les deux nations.

Flow of People, 1999, tirage gélatino-argentique © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Après quelques brefs séjours aux États-Unis, notamment à Chicago, Yasuhiro Ishimoto s’installe durablement au Japon, où il réalise plusieurs séries notables. Sensible à la poésie de son époque, il cherche à capturer par la photographie le caractère éphémère des choses, le passage du temps et le mouvement perpétuel… tout en conservant son esthétique singulière.

Tokyo, Town, 1953-1958, tirage gélatino-argentique © Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Finalement, il aura fallu attendre la fin de sa vie pour confirmer cette théorie de la dualité visuelle qui traverse son œuvre : à ce moment, il sera esthétiquement imprégné autant par le Japon que par les États-Unis.

La fin du 20e siècle sera marquée par deux expositions monographiques majeures : l’une au Tokyo Photographic Art Museum en 1998, l’autre à l’Art Institute of Chicago l’année suivante. Le musée Bauhaus-Archiv de Berlin lui consacrera également une exposition en 2012. Il s’éteindra le 6 février de cette même année.

Actuellement, et jusqu’au 17 novembre 2024, le BAL lui consacre une exposition intitulée Des lignes et des corps. Un ouvrage éponyme est également publié aux éditions Atelier EXB, en co-édition avec Le BAL.

Informations pratiques :
Des lignes et des corps, Yasuhiro Ishimoto
Le BAL
Du 19 juin au 17 novembre 2024
6 impasse de la Défense 75018 Paris
Du mercredi au dimanche : 12h – 19h (nocturne jusqu’à 20h les mercredis)
Tarifs : 8 €, tarif réduit 6 €

Des lignes et des corps, Yasuhiro Ishimoto
Éditeur : Atelier EXB, en co-édition avec Le BAL
55 €, 216 pages dont 163 photographies noir et blanc, relié, 22 x 29 cm
Acheter le livre : Atelier EXB / Fnac