Interview de Corentin Fohlen, photoreporter indépendant et auteur du livre Haïti

Corentin Fohlen est photoreporter indépendant depuis 12 ans, il a reçu les prix les plus prestigieux de la profession et propose aujourd’hui son livre Haïti qui représente un travail gigantesque depuis 5 ans. Il livre ici sa vision de la profession de photojournaliste, ce métier qui n’arrête pas d’être bouleversé depuis… que la profession existe.

Le livre Haïti est encore disponible pour quelques jours à un prix préférentiel sur KissKissBankBank, pour vous le procurer cliquez ici.


Tu sors aujourd’hui le livre Haïti, comment présenterais-tu ce travail au long cours ?

J’ai découvert Haïti en 2010 au moment du tremblement de terre et j’ai continué à couvrir toute l’année suivante sur son actualité. Depuis 2012 j’ai mis un peu le holà sur le News et je suis plus parti sur du travail de reportage “magazine” et documentaire, des histoires plus ou moins longues.

Haïti c’est devenu un projet de long terme, ce n’était pas spécialement prévu que j’y retourne depuis début 2011. Après je suis passé à d’autres pays, d’autres sujets d’actualité, notamment les printemps arabes. J’y suis retourné en 2012 pour travailler d’une façon différente, avec une autre vision du pays. Je souhaitais montrer un travail loin des clichés du ‘tout humanitaire’, de la violence, de la misère. Je découvrais en même temps chez moi une autre façon de travailler en racontant une autre facette du pays.

Je suis retourné à Haïti 19 fois, au-delà du chiffre cela montre la persévérance et le temps nécessaire pour travailler sur ce pays. C’est long et laborieux de l’appréhender, il faut y passer du temps. J’y suis allé à différents moments, parfois uniquement quand il y avait une situation, un sujet ou un événement qui m’intéressait pour compléter l’histoire. Je travaillais sur ce sujet global et sur différentes séries qui me permettent aussi à chaque fois de placer un sujet dans la presse. J’y suis également parfois allé pour des ONG, mais la plupart du temps c’était à mes frais.

C’est un travail quotidien très différent par rapport aux zones d’actu “chaudes”, est-ce que c’était une transition radicale dans ton approche ?

La transition n’a pas été si radicale que ça, le travail n’est pas si différent. Quand je couvrais l’actualité, je la couvrais à mes frais. Je partais, je prévenais les journaux que j’étais sur place et je leur montrais mes photos. La différence c’est le rythme et le timing, quand tu couvres l’actualité tu envoies tes photos aux journaux quotidiennement, chaque soir tu essayes de vendre ton travail.

En prenant le temps sur un sujet de long terme il n’y a pas ce besoin quotidien, heure par heure parfois, de vendre son travail. Même si j’ai gardé un peu cette capacité liée à l’actualité, je passe très vite à autre chose j’ai besoin de le montrer très vite, de le vendre. Par exemple la série ‘Karnaval’ en studio installé dans la rue en Haïti, dès la fin d’après-midi j’éditais les photos, le soir même je la proposais à la vente. D’ailleurs elle a été prise par un magazine le soir même, alors que ce genre de travail en principe prend beaucoup plus de temps. D’autres photographes prendraient plusieurs semaines, ou proposeraient leurs photos parfois plusieurs mois après leur réalisation. J’ai gardé certains réflexes, ce qui permet de rentabiliser plus vite.

Sur ce sujet long terme que j’ai commencé en 2012, dont le livre est un peu la conclusion, je n’ai pas attendu pour le proposer à la presse, cette histoire est déjà sortie au fur et à mesure dans plusieurs magazines. C’est une manière d’intéresser aussi les magazines, de leur montrer régulièrement mon travail.

Les journaux ont pu suivre l’évolution. Il ne suffit pas d’avoir le meilleur sujet photographié pour vendre, même si c’est plus qu’important, il faut aussi le proposer au bon moment. Parfois il suffit juste qu’il y ait une place dans un magazine, que cette thématique les intéresse. Il faut persévérer, sans harceler les rédacteurs en chef bien sûr, et être présent régulièrement.

© Corentin Fohlen/ Divergence. Lumane Casimir, Haiti. 25 mai 2013. Le village Lumane Casimir, anciennement nomme Morne-a-Cabris est l'un des rares projets de logements privatifs mis en place par le gouvernement haitien.Installe a plus de 15 kilometres de la capitale, loin de toutes infrastructures et travail, les premiers habitants qui s'y sont installes sont decus des promesses que l'on leur avait annoncees.
© Corentin Fohlen/ Divergence. Lumane Casimir, Haiti. 25 mai 2013. Le village Lumane Casimir, anciennement nomme Morne-a-Cabris est l’un des rares projets de logements privatifs mis en place par le gouvernement haitien.Installe a plus de 15 kilometres de la capitale, loin de toutes infrastructures et travail, les premiers habitants qui s’y sont installes sont decus des promesses que l’on leur avait annoncees.

Le Manifeste «Cinq ans, trois ministres de la Culture, zéro mesure.» pour le photojournalisme a été présenté à Visa Pour L’Image cette année par la Scam (Société civile des auteurs multimédia), la Saif (Société des auteurs des arts visuels et de l’image fixe), le SNJ, le SNJ-CGT, la CFDT Journalistes et l’Union des photographes-auteurs (UPP).

Il peut avoir des effets en période électorale ?

Non. Il ne s’est rien passé depuis 5 ans donc il n’y a pas de raison qu’il y ait énormément de résultats maintenant. Je ne suis pas un expert de la chose, je ne me sens pas spécialement légitime pour en parler, mais bien sûr je suis concerné puisque ça concerne la rémunération et l’avenir de mon métier.

Il y a eu une évolution puisque maintenant Google devrait payer des droits sur les images qu’ils utilisent, qu’ils affichent dans leurs résultats. Cette évolution a été poussée par la SAIF.

Après ils discutent du tarif minimum d’une pige, d’une commande de presse. L’année dernière il y avait une proposition assez absurde, ils avaient calculé ce tarif minimum en heures, et ils ont estimé qu’une heure de photo c’était 17€ environ.

Ils discutent de choses sans regarder la réalité de ce qu’est une commande, qui peut être une demi-heure de travail comme vingt heures dans la même journée.

Ils ont comparé ça aux taux horaire du SMIC et se sont dits “bon on va payer un peu plus que le SMIC”.

Cette réflexion est mise en place par des gens qui ne connaissent pas notre travail et qui vont instaurer un minimum. En fait ce n’est pas un minimum, c’est une base qui aurait pu légitimer le fait de nous payer encore moins… Le premier problème de la presse actuellement c’est que les gens n’achètent plus la presse. À moins d’obliger les gens à acheter la presse il n’y a pas de solution, d’ailleurs ce serait une bonne idée une sorte d’impôt pour la presse !

© Corentin Fohlen/ Divergence. Port-au-Prince, Haiti. octobre 2015. Entreprise Surtab. Creation de la premiere tablette numerique integralement montee a la SONAPI, zone industrielle.
© Corentin Fohlen/ Divergence. Port-au-Prince, Haiti. octobre 2015. Entreprise Surtab. Creation de la premiere tablette numerique integralement montee a la SONAPI, zone industrielle.

Est-ce que ça ne correspond pas aux subventions qui leur sont accordées ?

Dans les subventions qui sont accordées à la presse, la photo est pas forcément la mieux lotie. Je crois qu’ils vont instituer un minimum pour les services photo, ce serait une avancée dans la bonne direction. Puisque le lecteur ne finance plus la presse, et que la pub ne finance plus la presse, il est nécessaire de trouver de nouveaux moyens pour récupérer ceux qui achetaient la presse.

Pour un photographe est-ce que l’auto-édition est une solution intéressante ou pérenne ? Notamment via des financements participatifs.

Intéressant oui, pérenne je ne sais pas. Pour mon livre c’est plus que probant puisque la somme que j’avais demandée en crowdfunding a été dépassée. En ce qui me concerne, ce n’est pas de l’auto-édition, mais c’est de l’autofinancement puisque j’ai un éditeur, mais qu’il n’a pas d’argent, comme beaucoup d’éditeurs dans le domaine. Ceci m’oblige à trouver mon propre financement avant de passer par la case habituelle du travail avec l’éditeur. Je suis entre l’auto-édition et l’édition traditionnelle.

C’est en plus un système qui ne fonctionne qu’avec un travail abouti, ce qui ne fonctionnerait pas pour un photographe qui débute ?

Il y a des photographes qui me paraissent jeunes dans le métier et qui sortent un livre rapidement, avant même d’avoir une parution dans la presse. Tout dépend, certains travaux sont faits pour être publiés directement, où le photographe se fait connaître directement par l’édition.

Le médium premier pour un photoreporter, c’est effectivement la presse, l’édition c’est du luxe. D’ailleurs la preuve c’est qu’il faut que je trouve les financements pour mon livre avant de pouvoir le sortir. Mais c’est un peu le cas aussi dans la presse, puisqu’il a toujours fallu que j’avance les moyens nécessaires également quand je travaillais sur l’actualité.

Si on croit à son sujet, qu’on croit à l’intérêt de son reportage, il est nécessaire aujourd’hui de le financer en amont. Que ce soit à l’étranger comme en France, travailler en France coûte aussi cher sinon plus que dans certains pays. C’est parfois plus facile de prendre un billet low-cost pour 50€ si dans le pays en question on dort pour 10€ et mange pour 1€.

Dans les glorieuses années du photoreportage, l’argent, paraît-il, coulait à flots. Quand j’ai commencé le News, on me disait déjà il y a 12 ans “arrête le News y’a plus d’argent”. On me disait de la même façon que le reportage n’avait pas d’avenir. Je suis en train de lire le livre ‘Photojournalismes’ de Vincent Lavoie, où est présentée une tribune dans le New York Times en 1972 qui faisait état de la fin de l’heure glorieuse du photojournalisme ! Et je suis tombé sur un autre livre où le photographe qui avait commencé dans les années 60 considérait déjà que l’âge d’or se terminait. On lui disait “laisse tomber petit, le métier n’est plus comme avant, y’a la TV qui arrive qui va nous bouffer”. Et on dit la même chose aujourd’hui… Je pense qu’il y a au contraire de l’avenir, simplement il n’y a pas d’avenir pour tout le monde, il faut en avoir conscience. On se plaint souvent, à juste titre, des difficultés de notre métier, on oublie parfois qu’on a jamais été autant de photographes qui désirent faire ce métier.

C’est un métier qui est engorgé de propositions de sujets avec un niveau qui n’a jamais été aussi bon. C’est purement mathématique, sans parler des problèmes de la presse ou des annonceurs publicitaires.

On est obligé de financer soi-même ses propres sujets, en partie ou entièrement parce que les médias n’ont pas les moyens d’envoyer plus de 3 jours parfois plus rarement une semaine un photographe pour un reportage.

C’est pour cela que les photographes ont besoin de trouver d’autres sources de financement, que ce soit de l’institutionnel, du mariage, ou toutes sortes de piges. Un photographe est obligé de se démultiplier, et c’est pour tout le monde pareil.

© Corentin Fohlen/ Divergence. Port-au-Prince, Haiti. 5 novembre 2015. Defile de haute couture a l'occasion de la Haiti Fashion Week
© Corentin Fohlen/ Divergence. Port-au-Prince, Haiti. 5 novembre 2015. Defile de haute couture a l’occasion de la Haiti Fashion Week

Quel est le principal ‘mythe du photojournaliste’, qui ne correspond pas à la réalité de ton travail ?

Quand je rencontre des personnes qui aimeraient être photographe et qui sortent souvent d’école photo, j’entends souvent le souhait de couvrir des zones de guerre. Dans la réalité rares sont les photographes qui ne couvrent que des zones de conflit. En général ce sont des photographes qui vivent sur place, qui sont eux-mêmes concernés par le conflit et qui sont devenus photographes correspondant parce qu’ils vivaient sur place.

Même les plus grands photojournalistes ou photographes ‘de guerre’ font autre chose. Ils font du people, des soirées pour des entreprises, des photos de sport, de manifestations à Paris ou des conférences politiques. C’est un ne métier où on ne peut pas dire ‘je ne vais faire que du conflit ou du grand reportage’, c’est rarissime.

Justement la richesse de ce métier permet de couvrir tout type de sujets et d’aller dans tous les milieux. On peut être le matin dans un camp de Roms, le midi sur une conférence de presse à l’Élysée, l’après-midi sur une manifestation, et le soir dans un cocktail très mondain. C’est aussi l’intérêt de ce métier, j’ai évolué parce que je ne m’intéressais pas qu’à la guerre, aux révolutions, aux révoltes ou aux manifestations. Ce qui m’intéresse c’est l’humain et l’humain c’est plus riche que simplement un type qui balance une pierre ou qui tient un fusil sur la ligne de front. Ce qui se passe derrière raconte également l’évènement.

Sur un conflit, même sur la ligne de front, les journalistes passent plus de temps à attendre. Voilà un autre mythe à déconstruire: celui de croire que l’on passe notre temps sur le terrain, dans l’avion, et à photographier. Notre métier consiste souvent plus à attendre, et à ne pas photographier. On passe peut être 5% de notre temps à photographier, le reste on le passe derrière un ordinateur, dans les transports, en rendez-vous, à discuter avec des gens qui peuvent vous aider sur un sujet, à essayer de se faire accepter ou trouver des contacts.

Le mythe du photographe qui passe son temps appareil autour du cou à photographier, c’est assez rare.


Le livre Haïti de Corentin Fohlen est encore disponible pour quelques jours à un prix préférentiel sur KissKissBankBank, pour vous le procurer cliquez ici.