80 ans après la libération, Auschwitz Birkenau devant l’objectif de Juergen Teller

Habitué des campagnes de luxe provocatrices et des portraits de célébrités, Juergen Teller a été invité par le Comité international d’Auschwitz et les éditions Steidl à photographier le camp d’Auschwitz-Birkenau.

Publié pour les 80 ans de la libération des camps de la mort, l’ouvrage qui en résulte offre un état des lieux minutieux mais essentiel.

Auschwitz Birkenau © Juergen Teller, Steidl

Juergen Teller, portraitiste de l’indicible

Si le devoir de mémoire est souvent mentionné dans les programmes scolaires et documentaires, la création photographique peut également honorer les victimes et les survivants des atrocités de la Seconde Guerre mondiale. 

Entre 1940 et 1945, plus d’un million de personnes, majoritairement juives, ont été assassinées à Auschwitz. Derrière le nom d’Auschwitz-Birkenau se cache une méticuleuse géographie de la mort orchestrée par les nazis. Le camp Auschwitz I, où se trouvait une première chambre à gaz, était complété d’un second camp : Birkenau, doté de 4 chambres à gaz additionnelles. Un troisième camp, Monowitz, était lui consacré au travail forcé. Juergen Teller a arpenté les 190 hectares des camps I (20 hectares) et II (170 hectares) l’appareil en main, durant 3 jours, accompagné et conseillé par son épouse Dovile Drizyte et Christoph Heubner.

Auschwitz Birkenau © Juergen Teller

Christoph Heubner, écrivain et vice-président exécutif du Comité international d’Auschwitz (décoré de la Grand-croix de l’ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne pour son engagement) associe ses mots aux images du photographe. En choisissant Juergen Teller, avec qui l’éditeur a déjà longuement collaboré, Gérard Steidl offre une résonance à ce livre auprès des jeunes générations comme d’un public plus adepte de la photographie de mode que du témoignage historique.

Interview with Juergen Teller, Dovile Drizyte and Christoph Heubner on "Auschwitz Birkenau"

Un minutieux et déstabilisant état des lieux

Les images, en groupe, se succèdent, conférant une tension certaine à la lecture. On songe que Juergen Teller a peut-être ici fait le choix de ne pas éditer la série, de ne rien en supprimer, d’Auschwitz Birkenau tout doit être montré. Les compositions simples, et les images nombreuses, parfois similaires les unes aux autres, permettent à chacun de s’imaginer derrière l’objectif. Leur réalisme, sans mise en scène dramatique, renforce leur portée documentaire sans employer en guise de protection un quelconque voile artistique. Sobrement numérotés, les 92 groupes d’images (composés de 820 photographies) comportent une légende reportée en pages finales. 

Auschwitz Birkenau © Juergen Teller

Les barbelés et le funeste portique d’entrée, omniprésents dans des films et documentaires, voisinent avec des vues plus champêtres ne portant en elle, a priori, aucune évocation macabre. C’est peut-être là le réel tour de force de cet ouvrage : ne pas chercher le sensationnalisme pour témoigner d’un fait qu’Auschwitz Birkenau a rendu indéniable : la barbarie est humaine et l’impensable peut advenir à tout endroit, même sur les berges d’une rivière assoupie.

Auschwitz Birkenau © Juergen Teller

Les murs teints de cendres, les pierres marquées de faille ou de messages, les ombres dans les fours crématoires et les cellules, mais aussi les bidons de gaz vides, les pierres sur les chemins où tant de vies se sont arrêtées et les rails ayant permis aux trains de la mort d’atteindre leur destination finale sont autant de vues qui se sont un jour imprimées sur la rétine des victimes comme de leurs bourreaux. Détaillées, les prises de vue montrent chaque engrenage de l’implacable machinerie du génocide orchestré par les nazis et prouve que le lieu, bien réel, n’a rien d’une abstraction.

Auschwitz Birkenau © Juergen Teller

Ce funeste inventaire voisine avec le jardin paisible d’un pavillon et sa balançoire, des groupes scolaires en visite, les panneaux pédagogiques et signalisation du camp, comme les stands proposant magnets et cartes postales. Passé et présent ne font qu’un, rendant plus déchirantes les images mentales qui se forgent chez le lecteur en les ponctuant de la légèreté de ces scènes banales. Où que l’œil se pose, nulle innocence.

L’ouvrage intègre également des archives et des œuvres réalisées par des prisonniers, adultes ou enfants, pour témoigner ou s’évader un instant de l’enfermement. Juergen Teller a aussi photographié les panneaux montrant les photographies volées prises depuis l’intérieur du camp par Alberto Errara, un prisonnier juif grec dont le témoignage est la seule preuve visuelle contemporaine de l’holocauste.  

Un recueil nécessaire

Symbole de résistance silencieuse, le B inversé de l’inscription Arbeit macht frei du portail d’entrée d’Auschwitz Birkenau fut soudé ainsi par les prisonniers pour dénoncer le mensonge nazi (nul travail ne permettrait de retrouver la liberté) et signifier qu’ici, le monde était à l’envers. Ce signe subversif traverse tout le livre, présent dans plusieurs photographies de Juergen Teller.

Des calques imprimés de témoignages de survivants rythment les pages d’Auschwitz Birkenau. Symboliques, ces pages transparentes, presque invisibles, sont bel et bien là, portant jusqu’à nous les mots de celles et ceux qui peuvent encore parler.

Auschwitz Birkenau © Juergen Teller

Plus qu’une lecture, parlons plus justement d’une visite aux côtés du photographe. À chaque page Juergen Teller semble nous dire « regarde, quelqu’un était là ». Dans le vide on croit alors percevoir une silhouette, celle dont le nom est figé sur les registres honorant les disparus ou dans l’espace vierge à l’intention de celles et ceux dont on ne sait rien. Ces noms marquent désormais d’autres pages.

Juergen Teller affirme que ces 3 jours l’ont profondément changé et que la mémoire des lieux continue de l’accompagner. Ses images permettent à tous de se recueillir, un terme qui semble donner toute sa raison d’être à ce recueil de 448 pages créé pour ne pas oublier.

Auschwitz Birkenau, Jurgen Teller
Éditeur : Steidl
35 €, 448 pages, broché, 19 x 26 cm
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