Née en 1928 à Ixelles, Agnès Varda (1928 – 2019) fait partie de ces artistes belges que la France aime à penser siens tant son travail exprime l’âme française, et plus particulièrement celle de Paris. Photographies, films ou installations composent un corpus éclectique où se côtoient le cinéma de la Nouvelle Vague, celui de son époux Jacques Demy ou encore les chats, éternelle présence féline.
La Cinémathèque française rend hommage à cette artiste inclassable, tout autant photographe et cinéaste que plasticienne, avec l’exposition Viva Varda ! du 11 octobre au 28 janvier 2024.

Sommaire
54, année photographique
Équipée de son Rolleiflex, Agnès Varda photographie ce qui l’entoure à partir de 1947. En 1949 elle obtient son CAP de photographie à l’École de Vaugirard, mais est déjà depuis une année la photographe officielle du festival d’Avignon. De 1951 à 1961, elle sera la photographe attitrée du Théâtre National Populaire, immortalisant autant ce qui se joue sur scène que la vie des coulisses. Elle se fait rapidement une réputation auprès de revues comme Réalité.
Sète, qu’elle connait bien pour y avoir été réfugiée avec ses parents durant la Seconde Guerre mondiale, attire son œil. Elle s’intéresse plus particulièrement à La Pointe Courte, un quartier de pêcheurs populaire. Filets de pêche, voiliers, joutes sur les canaux… elle leur consacre près de 250 images. Ni repérages ni photos de tournage, ces clichés sont les prémices d’un premier film, La Pointe Courte, qui en naitra en 1954. Sur les planches contact s’annonçait déjà le graphisme et l’atmosphère réaliste du film auquel Agnès Varda intègrera au montage quelques-unes de ces mêmes images en plans fixes.
En juin de la même année, de retour à Paris rue Daguerre, Agnès Varda, 26 ans, reçoit chez elle dans son atelier-laboratoire. Comme un signe l’adresse rend hommage au photographe Louis Daguerre, un bon présage pour Agnès Varda qui restera fidèle à ce lieu toute sa vie.

Sur ses murs la photographe affiche portraits, nus et natures mortes. Ses sujets sont des proches, des amis et voisins. Cet inventaire personnel préfigure déjà son esprit libre, son goût du glanage et des objets du quotidien détournés.

À une autre occasion, pour les caméras de télévision elle s’improvise photographe de rue. Elle photographie Brassaï et un habitant du quartier devant un mur décrépi et ses graffitis, comme un prélude à son futur Mur Murs.
Cette même année 1954, Agnès Varda prend un cliché qui deviendra iconique. Sur une plage normande, un homme nu, de dos, est accompagné de son petit garçon. Au premier plan une chèvre morte comme assoupie sur les galets. Presque 30 ans plus tard, en 1982, Agnès Varda réalisera un court métrage de 22 minutes à partir de cette photographie en noir et blanc. Ulysse raconte l’histoire, le pourquoi de cet instant décisif. Le film remportera le César du meilleur court métrage.
Image fixe, image mobile : l’entrecroisement
Agnès Varda est l’une des rares femmes nées à l’aube des années 30 à avoir embrassé une carrière de cinéaste. De La Pointe Courte au mythique Cléo de 5 à 7 (1962), jusqu’à Visages Villages tourné sur les routes aux côtés de l’artiste JR (2017) les années n’ont érodé ni sa passion ni son engagement.

Pour Agnès Varda, chaque photo est une énigme, chaque image arrêtée pose question : « qu’est — ce qui est arrivé avant ? Qu’est-ce qui va suivre ? » et le film est une manière d’y répondre.
Décors naturels et mouvements capturés par la caméra mobile, acteurs débutants ou non professionnels, avec La Pointe Courte, Agnès Varda anticipe des concepts fondateurs de la Nouvelle Vague (qui ne déferlera pas avant 1956). Chez Varda, les acteurs et les rares figurants sont plongés dans le théâtre de la vie. Passants, clients de café, passagers de bus sont autant de visages de l’époque, permettant l’entrecroisement de la fiction et du documentaire. Auteure libre, Agnès Varda parle volontiers de « cinécriture » plutôt que de scénario et laisse la vérité du tournage décider du film.

Agnès Varda conquiert sa liberté économique. Elle fonde sa propre société de production Ciné-Tamaris en 1975 pour produire Daguerréotypes, et avait déjà, pour La Pointe Courte choisi un financement en coopérative au lieu de s’en remettre aux circuits commerciaux traditionnels.
Agnès Varda, engagée
Qu’on les visionne sous un angle sociopolitique ou plus artistique, ses œuvres renouvellent leur époque. La cinéaste construit des personnages féminins complexes pour un cinéma empreint de réflexion, de l’écriture, au repérage sans oublier le montage. De femme-objet, regardée, scrutée, Cléo, figure centrale de Cléo de 5 à 7, devient progressivement celle qui voit. Par cette subtile redéfinition, par ce regard féminin qui se pose sur le monde, Varda affirme un féminisme rare au cinéma.

Deux années après le passage de la Loi Veil, Agnès Varda présente L’un chante, l’autre pas, long-métrage en faveur des droits féminins dont le droit à l’avortement. Mona, sa motarde de Ni Toit Ni Loi a elle aussi la liberté de ton de son auteure.
Je ne sais pas à quel moment j’ai pris conscience que ce n’était pas seulement la question d’être libre, mais que le combat des femmes serait collectif ou ne serait pas.
Agnès Varda
Curieuse des autres, avide de rencontres, Agnès Varda observe les visages anonymes, ceux des passants, des ouvrières, des glaneurs de fin de marché, des habitants de son quartier ou des clochards du quartier Mouffetard.
Au milieu des années 60 quittant la France pour les États-Unis, elle ressent « l’exil des mots ». Elle imagine alors Documenteur, où les visages d’exilés sont pour elle un « un peu comme ces mots flottant dans ma tête ». En 1968, avec Black Panthers elle filme l’engagement des femmes au sein du mouvement des droits civiques américains.


En 1980 elle s’envole pour Los Angeles où elle réalisera Mur Murs, un documentaire pensé comme un portrait de la ville et de ses muralistes. L’année 1968 et son souffle de révolte ne sont pas loin comme l’idée que les murs appartiennent aussi à ceux qui s’y expriment. Pour Agnès Varda « le mural est une peinture faite par tous et pour tous, un théâtre de rue ».
L’esprit Varda c’est glaner çà et là l’air du temps, monter des hommes, et surtout des femmes, épris de liberté. Toujours, elle s’efforce (mais le mot est-il le bon tant tout ce qu’elle touche semble fait de poésie ?) de briser les « clichés collectifs » pour montrer d’autres manière d’être au monde et d’être ensemble.


Agnès Varda, une technicienne de l’image
Noir et blancs travaillés avec soin, lignes de fuite, composition minutieuse des plans et attention aux détails démontrent l’omniprésence de la photographe derrière la cinéaste.
Agnès Varda réalisera longtemps ses propres tirages, expérimentant des procédés de montage surréalistes. Elle en confiera plus tard le soin à Diamantino Quintas, tireur reconnu de la profession. Agnès Varda restera longtemps « un pied dans la photographie, un pied dans le cinéma » puis elle confie la direction de la photographie de ses films aux meilleurs (Jean Rabier pour Cléo de 5 à 7).


Si le cinéma lui plait, elle reconnait à la photographie la finesse d’un rythme qui n’est pas dans le mouvement, mais dans la succession d’images. Fin 1962, Agnès Varda est invitée à Cuba par l’institut cubain d’art cinématographique. Sur l’île, la révolution bat son plein, lui fait écho une révolution culturelle qui touche le cinéma et la photographie cubaine. Elle fera un nombre stupéfiant de photographies 24×36 avec son Leica.
De ces clichés elle fera en 1964 un montage rythmé de 30 minutes. Salut les Cubains est une mise en séquence de ces tirages filmés au banc-titre (caméra se déplaçant en traveling d’une image à l’autre). Elle obtiendra une médaille de bronze au festival du film documentaire de Venise et une exposition au Centre Pompidou à la fin de l’année 2015. Reste aussi de ce voyage un émouvant portrait de Fidel Castro, assis devant ce qui semble former « des ailes de pierre ».


En 2000 elle se met à la photographie numérique, mais aussi au « roaddocumentary » avec Les Glaneurs et la Glaneuse, portrait impertinent d’un hexagone entre laissés-pour-compte et gaspillage.


Langage et représentation vont chez elle de pair. C’est peut-être grâce à cette faculté d’associer le mot à l’image que le cinéma français lui doit tant et il lui rend bien lui décernant César, Oscar, Palme d’Or d’Honneur, récompenses et hommages.
Le temps Varda
Montrer ce qui s’abîme, ce qui vieillit, ce qui pourrit même : le cinéma selon Varda c’est aussi embrasser l’emprise du temps. Amour, vieillesse, maladie et mort font partie de son vocabulaire, corps et décors se répondent, s’entremêlent pour ne faire qu’un.
Dans Cléo de 5 à 7, Agnès Varda faisait déjà du temps son personnage principal. Le film est découpé en chapitres minutés faisant écho au temps s’écoulant dans le film. Montres et pendules croisés par Cléo dans cet après-midi d’incertitude, alors qu’elle attend ses résultats médicaux, sont à l’heure de la vie et du récit. À ce temps objectif répond une notion du temps ressenti. En faisant des deux heures de Cléo le temps, de l’errance Agnès Varda annonce un thème phare du cinéma des années 70.


En 1983 Agnès Varda propose sur la 3e chaine un programme inédit : Une Minute pour Une Image. Cette variation sur une photographie propose un temps de silence entrecoupé d’une minute de commentaire face à une image fixe. L’auteur de l’image (Henri Cartier Bresson, Sarah Moon, Robert Delpire…) comme son commentateur, éloigné du monde de l’Art (son boulanger ou son coiffeur par exemple) restent anonymes. 170 épisodes seront filmés.
J’aime le silence qu’il y a dans une image, j’aime qu’on puisse s’y perdre tout en se posant des questions. J’aime cet aller-retour de la pensée et de l’œil quand on regarde une photographie.
Agnès Varda
Superposition de fiction et de documentaire, la création cinématographique d’Agnès Varda ne s’est jamais départie de son volet photographique. Lors d’une interview de 1961 pour la RTF la cinéaste avouait son objectif : « tourner en copiant des photos prises sur le vif pour essayer que ce soit le moins fabriqué possible », toujours en acceptant les « heureux accidents » du tournage, l’immersion d’un bruit ou d’un mouvement dans le plan filmé.
Poétique et documentaire, le cinéma comme la photographie d’Agnès Varda tracent de nouveaux chemins de traverse. Sa vie personnelle sera à l’image de cette liberté de se réinventer. De la rue Daguerre à Los Angeles, Agnès Varda est multiple.


Autoportraits, peints, photographiés ou en mosaïque nous laissent encore en tête sa silhouette menue et sa coupe au bol si reconnaissable. Agnès Varda a fait de son pêle-mêle de souvenirs et d’images sa meilleure autobiographie. Après Les Plages d’Agnès (2008), Varda par Agnès (2019) sera son dernier documentaire.
Agnès Varda est partie en mars 2019, elle avait 90 ans.


L’Institut pour la photographie des Hauts de France prend en charge le fonds Agnès Varda (comprenant plus de 20 400 négatifs en plus de planches et tirages contacts).
L’exposition Viva Varda ! est à découvrir à la Cinémathèque française du 11 octobre au 28 janvier 2024.


Son catalogue d’exposition (220×285 mm, 224 pages, 34,90 €) préfacé par Costa-Gavras rassemble 12 essais inédits et une filmographie commentée.


Premier documentaire consacré à Agnès Varda depuis sa disparition Viva Varda ! de Pierre-Henri Gibert est diffusé sur Arte.Tv depuis le 30 octobre et à l’écran le 6 novembre. Onze de ses films seront diffusés par la chaine franco-allemande dans le cadre de ce cycle. 6 autres sont disponibles sur la plateforme Netflix depuis le 1er septembre.